Moins de cinq mois avant que la flamme olympique n’illumine la Cidade Maravilhosa, les tensions entre policiers et trafiquants semblent perdurer au sein des favelas dites « pacifiées ». Le point sur la situation après huit années de pacification.
« A gente não liga !… » (Les gens s’en fichent !…) Selon Yasmin, une jeune Brésilienne de vingt-six ans habitante du quartier de Méier à Rio de Janeiro, la tenue des Jeux olympiques ne suscite pas le même engouement que la Coupe du monde de Football 2014. Le souvenir douloureux de l’humiliation infligée en demi-finale par l’équipe allemande à la sélection nationale y serait-il pour quelque chose ? Tout bien pensé, il semblerait plutôt que cette nonchalance vis-à-vis des fêtes olympiques provienne d’une overdose de méga-événements internationaux qui déferlent depuis plusieurs années sur la ville. Les Brésiliens n’accrochent plus, et la formule miracle « du pain et des jeux » apparaît usée.
Même chose en ce qui concerne les favelas. Certains Brésiliens s’agacent du « marketing » lié aux favelas, car les fusillades font vendre, et l’exotisme fabriqué attire les touristes et les visites en Jeep Tour. D’autres sont simplement lassés d’entendre les mêmes histoires, année après année, désabusés qu’ils sont par le piétinement des politiques. De plus, d’après Yasmin, « une grande partie de la société brésilienne a encore beaucoup de préjugés au sujet des “Noirs des favelas” qui seraient tous des bandits ».
Pourtant, depuis 2008, les autorités de Rio de Janeiro ont déployé de grands moyens pour tenter d’intégrer les favelas à la ville « formelle », avec notamment la mise en place d’un programme de « pacification » concernant 9 446 km2 de territoire, 1,5 million d’habitants, et assuré au jour le jour par 9 543 policiers formés à cet effet. Alors, quel est le bilan après huit ans de pacification des favelas ?
Une reconquête dictée par l’agenda international
« A copa do mundo é nossa ! » (La coupe du monde est à nous). C’est une explosion de joie dans tout le pays, lorsqu’en 2007 le Brésil, patrie du football, est désigné comme futur pays organisateur du Mondial. En filigrane, cependant, apparaît la nécessité pour le gouvernement brésilien d’apaiser les craintes sécuritaires exprimées en amont par le Comité exécutif de la Fifa.
Ainsi, dès 2008, les autorités de Rio de Janeiro lancent de vastes opérations pour reprendre le contrôle des favelas, devenues de véritables zones de non-droit. La stratégie de reconquête est la suivante : primo, lancer des raids militaires dans les favelas afin de reprendre les territoires aux trafiquants, secundo, y installer de façon permanente de nouvelles unités de police, appelées Unités de police pacificatrice (UPP).
À ce jour, 38 Unités de police pacificatrice ont été implantées à Rio de Janeiro, couvrant le territoire de 264 favelas, sur les 763 que compte la ville. La majorité, dans les favelas proches des quartiers aisés et touristiques ainsi qu’aux alentours des grands axes routiers, du stade Maracanã, et du futur parc olympique. Les objectifs sont clairs : sécuriser en priorité les zones d’accueil du Mondial et des Jeux olympiques.
Des changements positifs incontestables
Christophe, un expatrié français de quarante-quatre ans, ancien habitant de la favela Babilônia, proche du quartier de Copacabana, se souvient des années précédant la pacification en 2009 : « À l’époque, le rodinho [petit carrefour situé à l’entrée de la favela, Ndlr] était le point de ralliement des trafiquants, et il était impossible de monter plus haut. Les armes étaient bien en évidence, et quand il y avait des descentes de police, il valait mieux rester bien planqué chez soi. » D’après José, un petit commerçant de la favela : « La police entrait et tirait sur tout ce qui bougeait ! » Adriana, quant à elle, se rappelle avoir dû un jour demander aux trafiquants de cesser de tirer afin qu’elle puisse se rendre à l’hôpital où elle travaille comme infirmière. « Si vous êtes blessés, c’est moi qui vous soignerai ! » leur avait-elle lancé.
Alors, comment la situation a-t-elle évolué après l’implantation des Unités de police pacificatrice ? Il y a encore peu de temps, la quasi-totalité des habitants saluait la fin des échanges de tirs réguliers, et les favelas pacifiées semblaient de fait avoir retrouvé un peu de calme et de sérénité. Leandro Augusto, trente-deux ans, habitant de la favela Babilônia, nous confiait en janvier 2016 : « Après huit ans, on constate une certaine évolution dans les favelas, avec moins de balles perdues, des enfants qui vont à l’école, et une communauté qui vit des jours plus tranquilles ».
Les statistiques de l’Institut de sécurité publique (ISP) révèlent en effet que le taux d’homicides volontaires dans les favelas avec UPP a baissé de 76 % entre 2007 et 2015. Et en ce qui concerne le taux d’homicides de personnes lors d’affrontements avec la police, il a baissé de 87,8 % depuis 2007. « Ces chiffres confirment que la pacification est un succès en matière de réduction des homicides, qu’ils soient volontaires ou dus aux interventions policières », affirme Joana Monteiro – la présidente de l’Institut.
D’autre part, en ce qui concerne l’intégration des favelas à la ville, les projets urbains qui accompagnent la pacification — à l’instar du programme « Morar Carioca » (Vivre à la Carioca) – ont permis dans certaines favelas une amélioration des voiries et des infrastructures. Le ramassage des ordures, l’éclairage public ainsi que les services d’eau et d’électricité sont désormais plus efficaces. Parallèlement à cela, à partir de 2010, l’implantation des UPP a été accompagnée par le programme « Rio + social » mis en place par la mairie de Rio de Janeiro, avec le soutien de l’Institut municipal d’urbanisme Pereira Passos (IPP) et de l’agence Onu-Habitat (programme des Nations unies pour les établissements humains). Mais peut-on dire que toutes ces initiatives et engagements ont permis aux favelas d’en finir pour de bon avec la violence, le trafic, et la corruption ? Pas tout à fait.
Un climat de plus en plus tendu
Il faut dire qu’au cours des derniers mois, les brèves traitant de « tiroteios » (fusillades) survenues dans les favelas pacifiées noircissent les pages du journal O Globo, le plus grand quotidien de Rio. « Dans beaucoup de favelas pacifiées les échanges de tirs sont redevenus constants, et les trafiquants armés circulent de nouveau » constate Leandro Augusto. « Dans certaines favelas, avec des armes légères, précise-t-il, et dans d’autres avec des armes lourdes comme c’est le cas au Cantagalo/Pavão/Pavãozinho [un complexe de favelas qui surplombe le quartier de Copacabana, Ndlr]. »
À bien des égards, la situation des favelas pacifiées apparaît aujourd’hui nettement moins stable qu’avant le Mondial 2014. À l’époque, les témoignages des habitants étaient très encourageants, presque enthousiastes. « La pacification est très positive » clamait-on alors. Mais peu à peu, le doute s’est installé : « Les dernières nouvelles nous effraient car nous voyons le projet de pacification s’affaiblir en raison notamment de la multiplication des scandales de corruption de certains responsables de la police », explique Leandro, avant de déclarer : « Après huit ans, on observe finalement le rapprochement des méthodes entre la police de proximité et l’ancienne police : les deux vont à l’affrontement ».
Le vent serait-il définitivement en train de tourner ? « Nous vivons probablement un moment crucial » avance Rafael Soares Gonçalves, historien des favelas et maître de conférences à l’université catholique de Rio de Janeiro. « La situation est de plus en plus compliquée depuis 2014. On observe des cas de retour des narcotrafiquants fortement armés même dans les petites favelas. Bien que le trafic n’ait jamais pris fin, la présence d’armes avait diminué de beaucoup avec la pacification. […] Soit nous repensons les politiques actuelles – et, j’insiste, cela doit passer par un changement profond au sein de la police –, soit nous risquons un retour en arrière. »
Un modèle à repenser ?
L’une des premières critiques envers la stratégie de pacification est, semble-t-il, l’inégalité de traitement entre les différentes favelas. Plus des deux tiers des favelas – dont la plupart sont situées en périphérie de la ville – ne sont pas pacifiés. En soumettant la politique de la ville à une « logique de marché », on privilégie certaines zones, et on ne fait que déplacer le problème du trafic, sans l’affaiblir.
D’autre part, en ce qui concerne les politiques publiques d’accompagnement, le constat global est également loin d’être satisfaisant. Interrogé à ce sujet, Rafael Soares Gonçalves rappelle que « le programme Morar Carioca a été abandonné par la mairie, et n’a finalement été mis en place que dans deux ou trois favelas ». Même constat concernant le programme « Rio + social » qui n’a « pas été appliqué, et dont les objectifs n’ont jamais été clairs ». Mais d’après l’historien, « le point le plus problématique concerne la réhabilitation. La mairie s’y est engagée, mais n’a rien fait. On construit de nouveaux logements de façon ponctuelle […], mais on ne distribue plus de titres de propriété. On ne pense plus les favelas dans leur intégralité. »
Objection, rétorquera-t-on. Les Unités de police pacificatrice n’ont certes pas modifié en soi la réalité des favelas, mais en termes de sécurité, les résultats sont là. « La société ne se rend pas compte de ce que cela signifierait de revenir au niveau de violence d’avant la pacification », déclare d’ailleurs la présidente de l’Institut de sécurité publique Joana Monteiro. Message reçu mais cependant, pour que la situation se stabilise dans le temps, la condition sine qua none serait maintenant d’agir sur tous les plans – juridique, social, et économique – et à plusieurs échelles – aussi bien locale que nationale.
Problème : cela coûte cher, et avec la crise économique qui sévit au Brésil, l’argent risque de manquer. D’autant qu’après les JO – qui se tiendront du 5 au 21 août prochain – une baisse des investissements urbains est à craindre, rendant caduc le projet de pacification. Tous les espoirs – ou du moins ce qu’il en reste – se tournent désormais vers les élections municipales d’octobre 2016. Et l’enjeu est de taille : selon Rafael Soares Gonçalves, « le plus triste serait de perdre la plus grande occasion que l’on n’ait jamais eu de proposer quelque chose de différent depuis l’apparition du trafic de drogue ».
Par Benoît SEGAY, sociologue spécialisé sur l’analyse des politiques publiques en Amérique latine.