Le métro tokyoïte est agréable ; les fauteuils sont chauffants et propres. On n’imaginerait pas une seule seconde y être en danger ; personne ne ressent le besoin d’être particulièrement vigilant ou attentif. Bien sûr, on entend parler des attentats ; à la rigueur, certains se disent que le moment n’est pas opportun pour des vacances à Paris. Mais le sentiment de menace ne semble pas avoir atteint le pays du Soleil-Levant. Le Japon est même certainement l’un des endroits au monde où l’on se sent le moins exposé aux dangers de l’État Islamique.
Et il y a plusieurs raisons à cela. D’abord, le Japon n’est pas une cible facile pour les terroristes extérieurs. Il est loin, c’est une île, et par conséquent difficile à pénétrer illégalement. Quant à l’immigration légale, le pays accueille peu d’étrangers, proportionnellement à sa population, et c’est une immigration choisie. À titre de comparaison, d’après une étude de l’OCDE de 2011, on ne comptait au Japon en 2008 que 1,6 % d’étrangers, contre 5,8 % en France ou 6,7 % aux États-Unis. Difficile donc pour de potentiels terroristes de s’infiltrer dans le pays.
Par ailleurs, la société japonaise, homogène et cohésive, est certainement l’une des plus pacifiées au monde. Le taux de criminalité y est souvent considéré comme le plus bas parmi les pays de l’OCDE, bien que les comparaisons soient toujours difficiles à établir. La prévalence du groupe sur l’individu, une autre caractéristique assez marquée de cette société, contribue sans doute à décourager ce genre d’entreprises. Bien entendu, un élément fragile peut surgir à tout moment et commettre des folies, mais on imagine assez difficilement des terroristes Japonais se réclamant de Daech. En effet, l’islam y est une religion très minoritaire, presque exclusivement présente parmi les immigrés asiatiques. L’émergence d’éléments dangereux liés à l’État Islamique au sein de la société japonaise, si elle ne peut être complètement écartée, semble assez peu probable.
De plus, la société japonaise a une approche relativement détendue, libre et tolérante de la religion. Quelques chiffres : on recense environ 120 millions de shintoïstes, 120 millions de bouddhistes, 7 millions de chrétiens, et 2 millions d’adeptes d’autres cultes. Ce qui représente un total d’environ 250 millions de croyances… pour une population de 127 millions d’habitants. Comment expliquer ce résultat ? Tout simplement parce que les deux cultes majoritaires (l’emploi du terme « religion » pour qualifier le shinto et le bouddhisme faisant débat) ne s’excluent pas mutuellement. On pourrait même dire qu’ils sont les deux faces d’une même pièce, et ce syncrétisme permet une approche plus ouverte de la spiritualité et de la religion. Certes, les principaux monothéismes, dont l’islam, se prêtent moins à une telle approche, mais le fait est que la religion n’est pas un sujet de crispation dans la société japonaise comme il peut l’être ailleurs, notamment en France.
Enfin, on voit difficilement dans quel but l’État Islamique chercherait à frapper le Japon. La distance et la difficulté de l’opération représenteraient sans doute un coût important, alors même qu’on voit mal pour quelles raisons le Japon serait une cible privilégiée de l’organisation terroriste. Le Japon ne fait pas partie de la coalition qui mène la guerre contre l’EI, et pour cause : le fameux article 9 de sa Constitution, décrite comme « pacifiste », qui empêche le Japon de mener une guerre. Certes, l’EI n’a pas hésité à exécuter les deux otages Japonais Kenji Goto et Haruna Yukawa l’année dernière, mais ces exécutions sont à replacer dans leur contexte. En effet, les négociations entre le gouvernement japonais et l’EI ont vraisemblablement été rompues à la suite d’un discours de Shinzo Abe au Caire en janvier 2015. Le Premier ministre y affirmait sa volonté de lutter contre l’EI, et promettait une aide financière de 200 millions de dollars aux pays le combattant. En réponse à cette déclaration, Daech avait réclamé par vidéo une rançon de… 200 millions de dollars, avant de finalement exécuter les otages. Ces exécutions étaient donc plus réactives que stratégiques.
Et qu’a fait alors le Japon ? En dehors de l’aide financière aux pays engagés, cet épisode dramatique a été l’occasion pour le Premier ministre japonais de pousser son projet de réforme constitutionnelle, à savoir la modification de ce fameux article 9, qui interdit au Japon le recours à la force. Cet article a toujours été interprété de façon plus ou moins libre par les gouvernements successifs. Mais le Premier ministre Shinzo Abe souhaite aller plus loin, pour en finir avec les demi-mesures, et modifier cette disposition constitutionnelle, perçue comme un reliquat de l’après-guerre inadapté aux nouvelles menaces, notamment face à une République populaire de Chine, de plus en plus encline à démontrer sa force, et à la Corée du Nord. Il compte donc à l’occasion des élections législatives à venir, cet été, remettre sur le tapis la réforme de l’article 9, bien que le sujet soit loin de faire l’unanimité dans la société japonaise. Or, l’abandon d’une politique pacifiste pour un soutien plus direct aux États-Unis, notamment sur le plan militaire, car c’est cela dont il est question, est susceptible d’impliquer davantage le Japon dans des conflits, comme celui contre Daech, ce qui pourrait logiquement exposer le pays à de nouveaux dangers.
Adrien Bunel