Au Brésil, la situation politique est en voie de polarisation extrême suite l’entrée au gouvernement de Luis Inácio Lula Da Silva, que les tribunaux annulent puis autorisent successivement depuis le mercredi 16 mars. En effet, pour ses détracteurs, c’est l’occasion pour l’ex-président de se mettre hors de portée de la justice alors qu’il est accusé d’avoir dissimulé des propriétés, les déclarant au nom de tiers, et d’avoir donné des conférences extrêmement coûteuses aux frais d’entreprises ayant pendant ses deux mandats bénéficié de la corruption. Pour ses partisans en revanche, c’est l’occasion de rendre ses marges de manœuvre à un gouvernement mis en difficulté par une assemblée défavorable et de redonner un coup de barre à gauche à un agenda politique jugé trop libéral. Pour comprendre cette polémique, il faut revenir sur ce mégaprocès qui secoue la vie politique brésilienne.
Une opération anticorruption de grande ampleur au cœur d’une controverse
Lancée en 2014 suite à la découverte d’un réseau de placement illégal d’argent à l’étranger, l’opération Lava-Jato a permis de mettre en lumière un schéma de corruption impliquant des responsables politiques ainsi que des dirigeants d’entreprises privées et publiques. Ce système s’appuie sur la manipulation des appels de marché de la compagnie pétrolière publique Petrobras, qui sélectionnait les offres surfacturées des principales entreprises de construction brésiliennes en échange de pots-de-vin destinés au financement des campagnes politiques et/ou à l’enrichissement personnel des bénéficiaires. Mis en place au moins depuis la présidence du libéral Fernando Henrique Cardoso, il a touché tous les grands partis et conduit à la condamnation de dirigeants d’entreprises, ministres, sénateurs, et autres élus de premier plan.
Il s’agit de la plus grande opération anticorruption jamais menée au Brésil. Pour autant, elle est basée sur des procédures exceptionnelles controversées. D’une part, le juge Sergio Moro qui la dirige pratique massivement la diffusion des éléments de l’instruction aux médias. Or les grandes entreprises du secteur sont notoirement conservatrices, ce qui donne lieu à une interprétation relativement biaisée de la procédure, attribuant l’ensemble des responsabilités à un seul parti plutôt qu’à un système dont la droite et la gauche ont également profité. On cloue donc au pilori des personnalités politiques avant leur passage au tribunal, sur la base de dénonciations collectées en échange de remises de peines. Bien que ne constituant pas de preuves, elles laissent des traces dans la mémoire collective. Monsieur Moro qui dirige les investigations ne peut être dupe du traitement médiatique inégal réservé aux différents prévenus, ce qui mène la gauche à envisager l’opération Lava-Jato comme une croisade contre le Parti des travailleurs, dont sont issus la présidente Dilma Roussef et l’ex-président Lula, plutôt que contre la corruption en général.
Enfin, plusieurs étapes de la procédure semblent évoluer en marge de la légalité. Pour ne reprendre que les éléments les plus récents, le 4 mars, Lula a été conduit « de force » par la police fédérale à un interrogatoire, hors du cadre juridique. À cela s’ajoute la communication à la presse d’une écoute téléphonique non autorisée entre la présidente Dilma Rousseff et Lula. La conversation, qui porte sur l’entrée de ce dernier au gouvernement, pourrait être interprétée comme traitant du moyen d’échapper à la prison préventive. Il semble pourtant que cette nomination bénéficierait beaucoup plus au gouvernement de gauche qui joue son va-tout dans un moment de forte crise de popularité qu’à Lula car ce dernier n’échappera pas à la justice en devenant ministre. Si des preuves s’accumulent contre lui, il bénéficiera d’une procédure « privilégiée » puisqu’il ne sera pas jugé par la cour de l’État du Paraná, en charge de l’opération Lava-Jato, mais par le Tribunal suprême fédéral, la plus haute instance de la justice nationale. Reste que l’ancien président n’a pas encore présenté les preuves le lavant de tout soupçon, ce qui pour ses opposants rend suspecte son entrée au gouvernement. Son premier mandat en tant que Président avait d’ailleurs déjà été entaché d’un gigantesque scandale de corruption, le Mensalão, où de l’argent public avait également été détourné pour acheter les votes de certains députés.
La justice agit sous forte pression politique dans la mesure où les avancées de l’opération Lava-Jato nourrissent d’énormes manifestations antigouvernementales sur lesquelles l’opposition compte capitaliser pour imposer la destitution de la présidente. Cependant, Mme Rousseff étant pour le moment hors de cause dans le scandale qui secoue la compagnie pétrolière, la procédure de destitution semble surtout motivée par une volonté des conservateurs de surfer sur l’impopularité du gouvernement pour revenir au pouvoir sans attendre l’élection de 2018.
On est d’ailleurs en droit de se demander qui tombera le premier puisque les diverses composantes de la droite sont également fortement impliquées dans les multiples scandales de corruption. Le cas le plus médiatique est sans doute celui d’Eduardo Cunha, président de l’assemblée fédérale, accusé par le Tribunal suprême fédéral d’avoir reçu 5 millions de dollars en pots-de-vin pour avoir permis la construction de deux bateaux sondes de l’entreprise Petrobras. Le procès de son épouse et de sa fille est également en cours, car toutes deux possèdent des comptes en Suisse non déclarés sur lesquels Cunha blanchirait l’argent issu de financements occultes. C’est ce même Cunha qui a déclenché, juste après la révélation des charges le concernant, la procédure de destitution de la présidente. Le Brésil se retrouve donc dans la situation ubuesque où ce sont les politiques parmi les plus corrompus qui se drapent d’un discours de moralité publique pour faire tomber la Présidente.
Les « pour » et les « contre » s’emparent de la rue
Alors que le gouvernement est de plus en plus mal en point, la crise a pris samedi un nouveau tournant. Si jusqu’à la semaine dernière les grandes manifestations de rue étaient surtout menées par les opposants au gouvernement, la conduite musclée de Lula au Tribunal et la diffusion controversée des conversations téléphoniques de la présidente ont remobilisé la gauche. La manifestation de vendredi 18 mars n’a pas égalé la manifestation pro-impeachment du 15, mais elle a tout de même été significative. La situation est donc extrêmement tendue et polarisée, puisque les deux camps n’arrivent pas à communiquer autrement que par des échanges d’insultes. D’un côté les « coxinhas », partisans de la droite, sont accusés de se servir de l’argument anticorruption pour faire tomber un gouvernement qui s’attaque aux privilèges des élites. De l’autre les « petralhas » seraient des partisans de gauche défendant aveuglément des leaders corrompus. En réalité, les deux camps sont beaucoup moins homogènes et caricaturaux que ne laissent à penser ces discours qui inondent les réseaux sociaux.
Les manifestations contre le gouvernement révèlent effectivement une forte coloration conservatrice. S’y trouvent des éléments d’extrême droite, partisans du retour de la dictature militaire, et des classes moyennes supérieures, attachées à leurs privilèges et effrayées par la réduction des inégalités. S’y trouvent également de nombreux citoyens, de droite ou de gauche, excédés par les scandales de corruption à répétition. Parfois ce sont même des électeurs du Parti des travailleurs, déçus de constater que leur parti s’est engagé dans une pratique politique qu’il disait vouloir transformer. Dans l’autre camp, les manifestations en faveur du gouvernement réunissent ses habituels soutiens partisans et syndicaux qui constituent son socle ainsi que ceux qui critiquent le gouvernement sur sa gauche. Plus largement, la mobilisation réunit aujourd’hui de nombreux citoyens attachés au fonctionnement normal des institutions démocratiques. Ces derniers ne s’opposent pas aux investigations menées contre Dilma Rousseff et Lula mais s’inquiètent de voir un seul parti devenir le bouc émissaire d’un système largement corrompu.
L’histoire semble s’accélérer au Brésil depuis le début de la semaine avec une crise politique qui se joue sur plusieurs fronts : dans la rue, dans les tribunaux et les médias. Après 13 ans de pouvoir, le Parti des travailleurs traverse peut-être sa crise la plus grave et il est difficile de prévoir si la procédure de destitution de la présidente arrivera à son terme. Mais plus que le remplacement d’un gouvernement par un autre, l’ampleur de la crise met en lumière la nécessité d’une réforme constitutionnelle. De nombreux politistes brésiliens insistent notamment sur la régulation des financements privés des campagnes politiques, sur laquelle se basent les corrompus pour réintégrer l’argent des pots-de-vin dans le système.