Isabelle Autissier vit sa troisième vie. D’abord ingénieur agronome, puis navigatrice, elle est aujourd’hui militante sur plusieurs fronts environnementaux. Rencontre avec une citoyenne engagée qui va droit au but.
Comment devient-on présidente du WWF (Fonds mondial pour la nature) ?
Quand j’ai arrêté la course au large en 2000, j’avais des projets dont celui de m’investir dans ce qui me paraît la question du siècle : l’environnement et comment mettre fin au pillage de la planète. Car l’être humain se met lui-même en danger. Le WWF correspondait bien à ce que je peux ressentir, mais cela s’est fait en plusieurs étapes : j’ai d’abord été au Conseil d’administration puis élue présidente en 2009. C’est un engagement fort qui me prend beaucoup de temps, entre une journée et une journée et demie par semaine consacrée aux réunions, au Conseil d’administration, au bureau, aux discussions avec les équipes, que je soutiens aussi sur le terrain. Je n’oublie pas les relations à haut niveau partagées avec le directeur général : aller voir des ministres, des grandes entreprises (pour leur faire changer leur empreinte carbone), sans oublier l’aspect international avec des congrès qui peuvent s’étaler sur une semaine, et où je peux rencontrer mes homologues.
Vous êtes aussi ambassadrice de la fédération internationale des ligues des droits de l’homme, membre du Conseil consultatif des terres australes et antarctiques françaises, présidente de l’École de la mer (Espace de culture océane du littoral et de l’environnement), et membre du conseil de gestion du parc naturel marin des Glorieuses : pourquoi avoir accepté autant de postes ?
J’ai développé une expertise maritime et je m’intéresse à la façon dont les choses se passent et sont gérées. Mais la plupart du temps, je n’ai pas demandé à être dans ces organisations : on est venu me chercher. Je travaille 7 jours sur 7, et ce sont des engagements bénévoles, sauf pour le Cese.
Vous évoquez là le Conseil économique, social et environnemental : avez-vous été surprise que l’on fasse appel à vous en décembre 2015 ?
Oui. Surtout que j’ai été prévenue par le texto d’une amie : « Félicitations pour ta nomination ! » Je n’avais rien demandé, mais c’était une proposition du Premier ministre, et je ne vois pas pourquoi j’aurais refusé. Le Cese est un corps intermédiaire qui emploie des représentants et une cinquantaine de personnes dites qualifiées : sur l’environnement on était une douzaine, et mon nom figurait sur la liste.
Est-il plus facile pour des personnalités (re)connues de convaincre les décideurs ?
On essaie de faire avancer les choses en rapportant nos travaux au gouvernement. Le Cese a notamment effectué un énorme travail sur les indicateurs économiques, car le PIB ne suffit pas pour représenter une nation : il y a l’éducation, le taux de pauvreté, l’empreinte carbone… Sur dix propositions, le gouvernement en a retenu huit. Ce qui est intéressant, c’est la représentation de la société civile : il y a des chasseurs, des acteurs de l’agriculture, de la santé, de la culture…
Vos fonctions s’étendent-elles au-delà du simple thème environnemental ?
Oui. On vient de rendre un avis sur le traité transsatlantique, on a pointé des choses qui ne vont pas du tout, car on avance dans une grande opacité. Imaginez que seuls les parlementaires (députés européens) peuvent aller discuter, dans des chambres confinées, des textes rédigés en anglais ! Il y a donc des pressions très fortes pour donner plus de transparence, plus de précision, et pour évaluer les conséquences de ces traités sur l’économie réelle, sur les pays. Le Cese a rendu un avis très critique, on a fait notre « colibri », mais d’autres organisations peuvent s’en saisir.
Mais vous parlez d’environnement, les closes environnementales du traité sont à regarder de très près également : les pesticides sont un poison pour l’être humain ! Et selon le traité, un gouvernement interdisant un pesticide pourrait être attaqué par une entreprise pour entrave à la concurrence… Les multinationales y voient forcément un intérêt : elles pourront exporter aux États-Unis et obtenir une harmonisation. Ces accords bénéficient souvent à peu de gens. Il y a une véritable inquiétude de la société civile à ce sujet. On ne peut plus dire : « Tout va très bien madame la marquise ».
Vous avez participé à la Cop 21 aux côtés de François Hollande, Ségolène Royal et Laurent Fabius : que leur avez-vous dit en tant que navigatrice ?
Ce n’était pas le sujet. Mais avec la dizaine d’ONG présentes, on a bien travaillé en amont pendant deux ans avec les équipes de Laurent Fabius, jusqu’à l’avant-veille de la conférence. Chacun exprimait son point de vue sur l’organisation, mais nous ne menions pas les négociations, on était observateurs, on essayait d’aller voir tel ou tel pays pour faire bouger les choses. Le plus important à mes yeux reste que toutes les ONG ont considéré que cela a été un pas en avant.
Vous avez déclaré que « la matière grise est la seule ressource renouvelable », mais après avoir croisé quantité d’animaux en mer, le plus dangereux n’est-il pas l’Homme ?
Ma phrase était une boutade. Mais on voit bien que les ressources matérielles s’épuisent, l’espèce humaine continue pourtant de se développer et c’est là-dessus qu’on peut s’appuyer. L’être humain n’est pas dangereux, il est puissant grâce à son cerveau. Il est mieux que dans les cavernes, mais qu’on épuise la planète, ce n’est pas bien du tout. La croissance infinie sur un monde fini, ce n’est pas possible. L’être humain dispose aujourd’hui d’une puissance démultipliée, on se trouve en position de surconsommation, mais on n’a pas de planète B !
Vous avez aussi affirmé que vous êtes « plus associative que militante », vous êtes pourtant une femme de convictions ?
Je suis militante associative. Militante dans un parti, ce n’est pas ma tasse de thé, mais je respecte les gens qui ont des engagements politiques. Je ne sais pas si ce que je prône est la bonne solution, mais je propose. Il faut que ça bouge partout ! Je ne suis ni optimiste ni pessimiste, je dis juste « il faut faire ».
Il y a vingt-cinq ans, vous deveniez la première femme à accomplir un tour du monde en course. Était-ce par défi personnel, pour montrer aux hommes que Florence Arthaud n’était pas seule, ou par goût de l’aventure ?
J’avais juste envie de le faire. Mais je ne suis pas naïve : je sais que cela peut avoir un certain intérêt pour les femmes. Elles peuvent se dire qu’une nana l’a fait, qu’il n’y a pas de chasse gardée. J’ai d’ailleurs eu des retours de femmes qui m’ont dit que ça les encourageait.
Quel souvenir gardez-vous de Florence ?
On ne s’est pas beaucoup côtoyées, car elle était sur des courses transatlantique et moi, sur des tours du monde, mais j’aimais bien cette femme. C’était un bon marin, avec beaucoup d’énergie dans ses navigations et dans sa vie. C’était une belle personne et une belle personnalité. On a souvent été injuste avec elle car elle était sous le feu des projecteurs et se faisait remarquer dans un domaine où il n’y avait pas de femmes.
En tant que navigatrice, comment aviez-vous été accueillie par ce monde majoritairement masculin ?
Je n’ai pas vraiment eu l’impression d’avoir souffert d’un quelconque machisme, ni de mon équipage ni de mes concurrents ; dans le milieu de la course au large on est globalement reconnu pour sa technique. Mais toutes les navigatrices sont solitaires, et ça, ce n’est pas un hasard ! À compétence égale, c’est beaucoup plus difficile pour une femme de faire appel à un équipage, on lui dit qu’elle est moins costaude, que les hommes ne pourront pas se tenir. Donc, elles vont en solo, et réussissent car elles ne sont pas plus bêtes.
Le monde de la voile a-t-il beaucoup évolué depuis que vous avez arrêté la course en solitaire en 2000 ?
Il s’est professionnalisé. Tant mieux pour les marins, qui bénéficient de plus de sécurité et sont mieux payés. On n’a pas arrêté de progresser en termes techniques. Le prix des bateaux aussi a explosé. Nous, on était propriétaires des bateaux et on allait chercher les sponsors, c’est l’inverse aujourd’hui : les entreprises recrutent équipage et skipper. On a aussi des gens plus consensuels, plus lisses, certains marins sont formés à la communication.
Vous qui aimez relever de nouveaux défis, vous n’avez jamais songé à l’America’s cup ?
Je suis quelqu’un de la course au large : j’aime être en mer longtemps. Je suis beaucoup moins bonne pour la régate. Je n’aurais pas été à l’aise. C’est comme demander à un coureur de fond de faire du sprint.
Compte tenu de votre planning, trouvez-vous encore le temps pour de nouveaux projets ?
Ce qui a changé, c’est en 2000 quand j’ai arrêté la course au large. Après des années de « solitude en action », de course au large, j’ai depuis seize ans une vie d’engagements, tournée vers le retour d’expérience : l’écriture, les conférences, la presse (chronique sur France Inter, au Télégramme de Brest). Depuis plus de dix ans, je fais des navigations plus aventureuses et de découvertes, dans les degrés plus extrêmes, sur la planète, avec des équipes pas uniquement composées de marins (des alpinistes au Groenland, l’écrivain Erik Orsenna en Antarctique, des photographes, des scientifiques…). Cela remplit ma vie 7 jours sur 7.