La Semaine Sainte est la période qui clôt le carême. On y commémore la Cène qui institue l’eucharistie, célèbre la Passion du Christ et fête la Résurrection. Si son histoire paraît peu claire à nous Français, c’est que nous en avons une image bien particulière, celle de poules, lapins et œufs en chocolat. En revanche, de l’autre côté du monde, sur le continent latino-américain, l’Équateur a une manière bien plus traditionnelle de la commémorer. Témoignage d’une Française exilée.
11 h 45, vendredi sain. La messe donnée en l’honneur de la Passion du Christ vient de se terminer dans l’imposante église San Francisco de Quito, dressée en plein centre historique, rappelant l’opulence de l’Église catholique à l’époque coloniale. Une foule immense se masse derrière la procession.
12 h 10, je suis installée dans une ruelle lorsque le cortège arrive en haut d’une des plus hautes côtes. Je n’ai jamais rien vu de tel. Oubliés les cloches françaises et les œufs en chocolat, en l’espace d’un instant, je me retrouve propulsée dans un autre espace-temps. Le cortège se compose de centaines de personnes vêtues de toges violettes, voilant leur visage portant un chapeau pointu. À l’origine, le pêcheur portait cette tenue pour préserver son anonymat lorsqu’il purgeait sa pénitence, en parcourant des kilomètres pieds nus, tirant des chaînes de plusieurs mètres accrochées aux chevilles, se lacérant le dos avec des barbelés ou des cactus, et se fouettant avec des orties ou des herbes piquantes. Chacun porte son pêché, et pas seulement de manière figurative. Des « Christ » défilent, habillés en toge blanche, parfois torse nu, mais toujours le front cerné d’une couronne d’épines. Ils traînent comme ils peuvent une croix, dont la taille peut mesurer jusqu’à quatre mètres. Des soldats romains les entourent, s’assurant qu’ils continuent d’avancer, simulant parfois des coups de fouets. D’autres défilent en portant de lourds morceaux de bois sur leurs épaules. Tous participent au défilé : les femmes brandissant leurs chapelets ou leurs images pieuses, les hommes concourant à celui qui portera la plus lourde croix ou traînera les plus lourdes chaînes, les enfants jouant à imiter les grands, le public chantant les airs religieux diffusés par d’énormes enceintes et récitant des « Notre Père » lors du passage des statues religieuses. Je peux même deviner la présence de touristes, que les chaussures, la couleur de peau et l’air dépaysé trahissent sous leur voile violet.
Celui qui me surprend le plus est un vieil homme en chaise roulante. Torse nu, fouetté régulièrement avec des orties par quatre enfants qui le suivent, il s’épuise à grimper cette pente si raide. Les enfants prennent part aussi à la procession. Comme leurs parents, parfois punis par eux, vêtus de cette toge violette et déguisés en Christ, ils portent leur croix, défilent pieds nus, chaînes aux chevilles, et tiennent des images du Christ ou de la Vierge Marie.
En tant que Française ayant grandi dans la laïcité, ce « spectacle » me choque. Tout d’abord parce qu’on m’a inculqué le devoir de protection des enfants, et celui de soutien, d’assistance et de défense de l’intégrité physique des personnes vulnérables. La société française du xxie siècle s’insurge devant la maltraitance, la mort et la soumission. Même si cette procession a un tout autre objectif, je ne peux m’empêcher de me révolter à la vue de ce cortège de personnes saignant et s’infligeant des supplices dignes du Moyen Âge et de l’Inquisition.
Cette procession m’a surprise par ailleurs de par sa « visibilité ». En France, la religion appartient au domaine privé, en Équateur au public. Bien que la Constitution de 1945 réaffirme la séparation de l’Église et de l’État, la grande majorité de la population équatorienne est catholique : 95 % en 2009 selon la CIA World Factbook. L’Équateur est donc un État sécularisé, mais non laïc. La foi s’y vit ainsi non plus dans l’intimité mais avec la collectivité, au cœur de l’espace public. La souffrance, l’expiation et le pardon sont des expériences vécues en communauté. Si certains cachent leur visage pour garder leur anonymat, le désir et la tradition de partager restent intacts.
Enfin, je n’ai pu m’empêcher de comparer cette procession religieuse du vendredi saint à celle de la foule parcourant la veille les rues de Quito, à l’occasion de la qualification de l’équipe nationale de foot pour le Mondial 2018. Cet attroupement massif cheminant vers le stade olympique Atahualpa où l’Équateur égaliserait 2-2 face au Paraguay. La grande majorité, cette fois vêtue du maillot jaune, reprenait en cœur l’hymne national. Certes, il s’agissait de football et non de religion ; néanmoins, l’air vibrait de la même énergie. Le rassemblement de la population en hommage à un culte commun (le foot – la religion), l’identification des toutes les couches socio-économiques à une figure (l’équipe nationale – le Christ), l’ostentation vestimentaire de leur appartenance (le maillot jaune – la toge violette), l’ovation oratoire (l’hymne national – le Notre Père), la prise des espaces communautaires (stade de foot – places et rues), la fermeture des rues et avenues avoisinantes ainsi que la mise en suspens de la vie publique (après-midi non travaillée – jour férié) sont autant de parallèles qui frappent l’observateur.
Il m’a semblé que ces deux processions successives renvoyaient, premièrement, à la nécessité pour l’Église catholique, en déclin, de réajuster ses dogmes et d’actualiser sa foi. En ce sens, la nomination en 2013 d’un pape issu du continent le plus catholique au monde était un choix stratégique de reconquête. Et deuxièmement, la réinvention du religieux par les sociétés latino-américaines. Messe religieuse ou sportive, la religion du football fait désormais office de politique ainsi que le rappelle le journal en ligne Benditofutbol dans son slogan, « tu aimeras le football au-delà de toute chose », c’est-à-dire, en reprenant Matthieu, « tu aimeras ton Seigneur, ton Dieu, de tout ton cœur, de toute ton âme, et de toute ta pensée ».