Le Pérou est sans aucun doute le pays des coups de théâtre électoraux, et la répétition générale du 10 avril 2016 – date des législatives et du premier tour de l’élection présidentielle – s’annonce, d’ores et déjà, rocambolesque. Des 19 candidats inscrits en janvier – curieuse distribution d’anciens présidents et d’outsiders – nombreux n’iront pas jusqu’au dénouement de ce qui est déjà, pour nombre d’analystes et d’électeurs, une triste farce électorale.
Seuls 21,3 % des Péruviens ont confiance dans leur système démocratique, et la disqualification de deux candidats par la commission électorale ainsi que la très probable participation au second tour de la fille d’Alberto Fujimori – président de 1990 à 2000, il a été condamné à 25 ans de prison pour corruption et violation de droits de l’homme, notamment pour la mise en place d’escadrons de la mort – questionnent un système politique et partisan en crise depuis deux décennies. Décryptage.
Quand la loi électorale déstabilise les élections
Le climat social et politique est orageux au Pérou et présage d’élections tourmentées. Les Péruviens se rendront aux urnes, puisque dans ce pays le vote est obligatoire, alors même que le 9 mars la commission électorale (le Jurado Nacional de Elecciones – JNE) privait près de 20 % d’électeurs de leur candidat. Disqualifiant César Acuña et Julio Guzmán – tour à tour seconds dans les intentions de vote –, le JNE nourrit cependant un climat de suspicion généralisée et offre des arguments à ceux qui, poussant des cris d’orfraie, prophétisent une « fraude anticipée ». La légitimité du scrutin est fortement remise en cause, car une application scrupuleuse des lois électorales et des partis politiques devrait/pourrait exclure de facto tous les candidats ! Ainsi, le JNE a aussi dû se prononcer sur la candidature de Keiko Fujimori – en tête des intentions de vote –, et bien que son exclusion n’ait pas abouti, des procédures d’appel sont encore possibles à son encontre.
Cette situation, qui entretient la méfiance de l’électorat, trouve ses sources dans une application confuse des lois encadrant le processus électoral et les partis politiques. En effet, les modifications apportées à ces lois n’ont été publiées qu’en janvier (et ne sont donc en vigueur que depuis cette date), alors que la campagne et le processus électoral étaient déjà bien engagés. Par ailleurs, aucun principe de proportionnalité n’était prévu dans leur application : en effet, si les deux candidats exclus méritaient d’être sanctionnés, rien ne justifiait leur éviction définitive. L’exclusion de Guzmán (centre droit) suppose même une ingérence disproportionnée du JNE dans des questions de démocratie interne aux partis politiques.
Ces évictions laissent orphelins des électeurs, dont la caractéristique principale est leur forte volatilité, et les prédictions sur les reports de voix sont, au Pérou, un sport à haut risque. Ce d’autant plus que les candidats et leurs partis respectifs doivent passer le seuil des 5 % (majoré de 1 %, par parti, s’il s’agit d’une coalition électorale) s’ils veulent voir leur inscription maintenue pour les prochaines élections municipales et régionales. Le coût financier et militant d’une réinscription électorale est donc trop élevé pour que les partis, se sachant en dessous du seuil, ne prennent le risque de participer au scrutin. À la veille du premier tour, les alliances et désistements sont encore tous possibles… Prévoyant des revirements inattendus, le Premier ministre a même annoncé qu’en plus des effectifs de police, 50 000 militaires seraient déployés le 10 avril pour garantir la bonne tenue du scrutin.
Une démocratie sans partis : l’agonie de la représentation politique
Cette situation tragicomique est symptomatique de l’état de la démocratie péruvienne, car une crise de partis gangrène la vie politique du pays depuis son anéantissement par le régime autoritaire d’Alberto Fujimori. Selon l’expression du politiste états-unien Steven Levitsky, le Pérou est une « démocratie sans partis » : au gré des processus électoraux, des coalitions disparates sans envergure nationale, éphémères et très personnalisées, se font et se défont en fonction des intérêts de leurs « propriétaires ». Dans un pays où les noms des présidentiables deviennent des dénominations partisanes, les fonctions programmatique et idéologique sont inexistantes, et les candidats apparaissent interchangeables, expliquant en partie la forte volatilité du vote.
Par ailleurs, l’élection du Président au suffrage universel direct et la concentration de pouvoirs autour de sa personne laissent peu de place au pouvoir législatif. Le très désavoué Congrès de la République – monocaméral depuis la Constitution de Fujimori (1993) – est marqué par sa subordination à l’exécutif et dispose de pouvoirs de contrôle assez réduits. Malgré le retour à la démocratie avec la chute de Fujimori, le Congrès n’est pas redevenu un organe de représentation citoyenne et il demeure encore un lieu d’intermédiation clientéliste qui n’hésite pas à déléguer ses compétences à un exécutif, qui en retour n’a aucun compte à lui rendre.
La suppression du « vote préférentiel » pourrait améliorer la représentativité politique du Congrès, mais elle n’est pas à l’ordre du jour. Il s’agit là d’une modalité de scrutin dans laquelle l’électeur vote pour une liste parlementaire à l’intérieur de laquelle il peut choisir les candidats qu’il préfère : peu importe alors l’ordre des colistiers en concurrence et non solidaires ! Ces listes comprennent aussi des « invités », étrangers à tout engagement politique, dont le principal atout est leur argent.
Ce type de vote devait renforcer la démocratie interne aux partis politiques et accroître la proximité entre élus et électeurs ; mais, au contraire, il permet des candidatures individualistes et de circonstance et participe à la détérioration de la représentation politique par l’hyperpersonnalisation et les campagnes fratricides. Plus question de loyauté partisane avec des députés élus pour leurs moyens financiers.
Ainsi, au Congrès péruvien, le « transfuguismo » (syndrome du transfuge) – entre 2011-2016, 26 % des députés ont changé de groupe parlementaire ! – fait partie de la culture politique locale et représente une maladie endémique. Pour des candidats opportunistes sans trajectoire militante ni carrière politique (florilège de sportifs, religieux, militaires et entrepreneurs), il s’agit même d’une stratégie de survie politique ; les transfuges incarnent aussi bien la précarité du système de partis péruvien, le mépris du politique, et tout ce que les Péruviens détestent chez leur représentants.
Bilan désastreux du président sortant
Ollanta Humala, qui devait mener une politique de « grande transformation », quittera le Palais présidentiel avec un taux d’approbation particulièrement bas (12 % aujourd’hui). Élu il y a cinq ans, il portait le drapeau de l’« inclusion sociale », mais il a surtout été le thuriféraire d’une orthodoxie économique axée autour de l’industrie minière. Entre-temps les inégalités ont augmenté, et ses causes (culturelles, ethniques, géographiques…) n’ont pas été combattues. La déception est immense, d’autant plus que dans l’actuelle campagne beaucoup de questions restent en suspens : les droits des peuples indigènes (le droit à la consultation préalable), les conflits sociaux (50 morts sous Humala), le financement des partis politiques, les échecs du processus de décentralisation, les traités inégaux de libre-échange, la renégociation des contrats avec les industries extractives ou encore la question de l’informalité dans un pays qui compte 8,5 millions de travailleurs informels…