Il ne faut peut-être pas confondre carte grise et permis de conduire. Et encore moins chauffeur et mécanicien.
Depuis le Plan informatique pour tous, annoncé en 1985, par le plus jeune Premier ministre de la Ve république, Laurent Fabius, les projets se multiplient et s’affinent. À l’époque, l’ambition était le déploiement de près de 120 000 ordinateurs dans pas moins de 50 000 établissements scolaires, avec un objectif de formation de plus de 100 000 enseignants. Une polémique a entaché son image : fallait-il privilégier l’apprentissage de la programmation ou celui de l’usage des logiciels et progiciels ?
Trente années plus tard, en 2015, François Hollande annonce le plan numérique pour l’éducation avec ce même objectif : faire entrer, de plain-pied, les jeunes dans l’ère numérique. En novembre de la même année, un appel à projets est lancé sur la thématique « collèges numériques et innovation pédagogique ».
Les critères d’évaluation de ces différentes initiatives s’appuient souvent sur le nombre d’équipements déployés. Tous les élèves devront disposer, en 2018, d’un outil numérique.
Mais il ne s’agit que de la partie émergée de l’iceberg. Si disposer d’un équipement numérique est un préalable, bénéficier des apports d’une e-pédagogie est le véritable enjeu. Plus encore, au-delà du cursus numérique suivi, est-on en mesure de créer une véritable industrie accompagnée d’une intensification du maillage d’un secteur tertiaire du numérique ?
Forme-t-on des consommateurs utilisateurs passifs, des constructeurs producteurs, des imitateurs traducteurs de technologies étrangères ou des créateurs visionnaires ?
Si les investissements engagés sont un passage obligé – qui ne sont pas à minimiser – il est plus important encore d’anticiper, afin d’éviter un essoufflement, les motivations de ces investissements qui multiplieraient les détenteurs de cartes grises, réduisant les vrais conducteurs et marginalisant les mécaniciens…
La transformation numérique des mentalités doit aller au-delà de la culture des réseaux sociaux et du marketing digital. Elle doit visiter les compétences mathématiques et algorithmiques, considérer la maîtrise des systèmes embarqués sur les plans logiciel et matériel, confirmer les capacités d’analyse des données de masse. La transformation numérique attendue doit permettre de valoriser les sciences humaines, l’histoire, la géographie, la philosophie, l’apprentissage des langues…
Il ne s’agit donc pas de produire des drogués du like ou des addicts du tweet. S’il est admis de nos jours que la fracture numérique est un élément de fracture sociale, les choses sont encore plus complexes… Il ne suffit pas de réussir à prendre le train du digital, un mauvais usage du numérique peut accélérer la marginalisation et générer de l’exclusion.
Nous sommes au tout début de cette transformation, même si les échelles temporelles du numérique sont beaucoup plus cadencées et qu’en dix ans nous avons peut-être traversé l’équivalent de plusieurs décennies « non-numériques ». Il serait prétentieux d’affirmer que l’on sait séparer le bon grain de l’ivraie. Les premiers retours d’expérience ne sont pas suffisamment établis pour en déduire des orientations concluantes. Nous entrons dans un monde de découvertes où le « test and see » sera roi.
Nous ne disposons pas encore de moments pédagogiques stables permettant d’observer, de mesurer et d’évaluer l’impact d’une nouvelle méthodologie d’enseignement. Il faudra s’appuyer sur une observation continue des politiques numériques éducatives, pour être capable d’en extraire le meilleur. Nous avons besoin de former des « mécaniciens du numérique », en mesure de comprendre ce qui se passe sous le capot, qui permettront de créer les véritables leviers de croissance, qui grâce à leur maîtrise des technologies, leurs capacités d’innovation et leur engagement, seraient les « makers » de la société de demain, une société à fracture numérique maîtrisée, a minima, jugulée.
Aussi pour mieux l’orienter faut-il s’interroger sur l’objectif de la politique « ordinateurs pour tous », c’est-à-dire aussi les populations défavorisées, à l’instar de la solution Endless dernièrement proposés aux USA. S’agit-il de réduire la fracture numérique ou seulement d’hameçonner les futurs consommateurs ?
Omar SEGHROUCHNI, Associé fondateur de StragIS, spécialiste des architectures des systèmes d’information.