La Thaïlande est en passe de se doter d’une nouvelle Constitution dont le projet, commandé par la junte au pouvoir, a été écrit par un comité de rédaction nommé par elle dans sa totalité. En réaction à ce texte et au climat délétère dans lequel il maintiendrait le pays, l’Union européenne a choisi d’envoyer une mission diplomatique conjointe. Un pas de plus dans la dénonciation par la communauté internationale du régime de Bangkok. C’est toujours ça de pris, mais ça reste timide.
Serait-ce l’abus de trop ? Près de deux ans après le coup d’État militaire en Thaïlande, la junte a finalement rendu public son projet de Constitution censée résoudre la crise politique en cours. La déconvenue est de taille : les quelque 279 articles qui composent la nouvelle loi suprême réservent nombre de surprises à tout lecteur attentif. Ainsi, selon le texte proposé, le pays continuera d’être dirigé par un Premier ministre, qui néanmoins ne sera pas issu du monde politique – une mesure qui montre assez bien que les militaires, menés par le général et Premier ministre autoproclamé Prayuth Chan-ocha, ne comptent pas abandonner de si tôt le pouvoir. La Constitution prévoit par ailleurs d’instaurer un pouvoir législatif composé de deux chambres : un Sénat et une Assemblée nationale. Là encore, le signal se veut très positif. Sauf que les sénateurs seront tous nommés par le Conseil national pour la paix et l’ordre (CNPO), cheville ouvrière de la junte. Privée de prérogatives réelles, l’Assemblée ne serait de son côté qu’une chambre d’enregistrement de la politique du gouvernement.
Pour la junte, la soumission du projet à un référendum lui donnera, en cas d’approbation, une légitimité populaire. Mais dans les faits, les débats publics à ce sujet sont interdits et un décret prévoit une peine maximale de dix ans de prison pour ceux qui tenteraient d’influencer les électeurs avant le référendum en « déformant la réalité ». Autre disposition inquiétante : si le projet est rejeté lors du référendum, la junte menace de mettre en œuvre une Constitution du passé, encore plus restrictive que le projet actuel. Un mode de fonctionnement qui n’est pas sans rappeler la période dite de « prémocratie » thaïlandaise (1979 à 1988), où les élections n’avaient qu’un but : « entériner les passations de pouvoir d’une faction militaire à une autre », comme le remarque la chercheuse Audrey Baron-Gutty. L’esprit de la nouvelle Constitution est très bien résumé par une sortie sidérante du Premier ministre en place : « Nous ne pouvons pas laisser les gens profiter de la liberté, sinon il y a des manifestations et le gouvernement ne peut pas travailler ».
En matière de planification politique non plus, la junte n’y est pas allée de main morte. Le projet de constitution prévoit un « comité stratégique » qui aura notamment pour fonction de fixer les orientations politiques du gouvernement pour des cycles qui dureraient la bagatelle de vingt ans – une mégalomanie à laquelle même le maoïsme des grandes heures ne s’est jamais laissé aller. Tous ces points sont révélateurs du vrai problème des conservateurs en Thaïlande : ils ne croient pas en la démocratie. Pour eux, la société doit avant tout être régie par un système complexe de valeurs traditionnelles, au sein duquel l’appareil politique n’est qu’un simple rouage. Une vision qui n’est absolument pas partagée par les démocrates et les chemises rouges du Nord du pays. Une dichotomie de vision à l’origine de la profonde crise que traverse le pays.
L’UE hausse le ton
D’un côté, la jeunesse et la majorité populaire et rurale souhaitent que le pays progresse pour ressembler davantage à une démocratie occidentale. De l’autre, l’establishment conservateur, royaliste et nationaliste, prive la population de son autodétermination par le biais de coups d’État militaires dès que le gouvernement élu s’éloigne de l’idéologie défendue par l’élite. Le procédé n’est pas neuf : depuis l’instauration de la monarchie constitutionnelle en 1932, la Thaïlande a changé dix-neuf fois de loi fondamentale. Ce nouveau texte semble d’ailleurs anticiper les difficultés rencontrées par le passé en encadrant la vie politique de façon si serrée qu’aucun dérapage ne pourra plus se produire. Pendant ce temps, la situation politique et sociale ne cesse de se dégrader. Les droits de l’homme sont chaque jour piétinés par le régime militaire. Une situation que l’Union européenne a longtemps choisi d’ignorer. Arguant qu’il s’agissait d’une période transitoire difficile, elle avait décidé de fermer les yeux sur les arrestations illégales et la répression de l’opposition et de la presse. Tout juste se contentait-elle, comme je le reportais ici il y a quelques mois, de se déclarer surprise et déçue, par la voix de deux de ses eurodéputés. Puis plus rien, jusqu’à tout récemment.
Si la prise de conscience ne date pas d’hier, le ton est sensiblement monté ces derniers jours. Dix-huit ambassadeurs de l’Union, sous la direction de Lisa Ragher, la chargée d’affaires de la délégation européenne en Thaïlande, ont ainsi demandé une rencontre avec le ministre des Affaires étrangères du pays, obtenant finalement une entrevue avec son adjoint, Panyarak Poolthup. L’occasion de rappeler la nécessité de la tenue d’un référendum libre et indépendant, et de faire part de leurs inquiétudes quant à la situation sur le terrain. L’UE a notamment condamné le décret autorisant les soldats à partir du grade de lieutenant à officier en tant qu’agents de police. Cette décision est susceptible de donner lieu à de nombreux abus, tels qu’arrestations arbitraires, perquisitions sans mandat et emprisonnements sans procès, s’est inquiétée la chargée d’affaires. Elle a aussi dénoncé une violation de la liberté de se déplacer – certains citoyens s’étant vu interdire sans motif légal la sortie du territoire.
Surtout, les ambassadeurs de l’UE se sont émus de l’existence de séances « d’ajustement d’attitude », consistant à retenir plusieurs jours, voire semaines, des opposants dans des camps militaires, afin de leur soutirer des informations par tous les moyens (des actes de torture ont été rapportés) et de les convaincre de mettre un terme à leurs activités. S’il n’est pas encore question de sanctions, avec ce rappel, l’UE fait savoir à la junte qu’elle est regardée de près. Il est cependant à craindre qu’il en faille plus pour faire céder un régime qui a prouvé de façon répétée, au cours de son existence, son mépris pour les droits de l’homme.
Damien Ledoux