En Arménie, plusieurs fondations et mécènes ont créé ensemble le prix Aurora pour récompenser ceux qui, au mépris du danger, consacrent leur vie à en sauver d’autres de périls mortels. Ce prix est unique en son genre, dans le sens où il n’honore pas une action historique ni le travail d’institutions comme la Croix-Rouge et qu’il n’est pas en lien avec les Arméniens d’aujourd’hui. Il s’agit d’un concept nouveau, et bien né.
Reportage de Harold Hyman, à Erevan
C’est comme un mini-prix Nobel que vient de recevoir Marguerite Barantikse, militante de la paix et protectrice des orphelins au Burundi. Cette dame est connue localement, et l’on pourrait dire que le contexte terrifiant du Burundi amplifie la portée de son action. Car le risque aigu de massacres de grande ampleur court actuellement au Burundi, comme une répétition de l’affreux génocide au Rwanda il y a vingt-deux ans ! Le Burundi et le Rwanda sont des nations jumelles, théâtres de la même rivalité ethnique entre les deux méga-ethnies que sont les Hutus et les Tutsis.
L’imminence du génocide n’est pas sans rappeler celui du peuple arménien. Ce rapprochement conceptuel est explicitement voulu par les organisateurs à Erevan. En effet, l’assassinat entre 1915 et 1923 de 1,5 million d’Arméniens avait été annoncé par de nombreux signes précurseurs. Aujourd’hui, par ce prix et son concept, les Arméniens organisateurs affirment une idée essentielle : les catastrophes humanitaires sont suffisamment connues et documentées pour être irréfutables, et déjà nombre de personnes formidables se dévouent pour venir en aide aux victimes et survivants. Ce qui manque, c’est une action étatique et diplomatique ; ce qui ne manque pas, ce sont les initiatives personnelles, c’est-à-dire la société civile
Pourquoi un prix international en Arménie ?
Le prix Aurora pour les héros de l’humanitaire est l’invention de quelques Arméniens, entrepreneurs, banquiers, professeurs. Lié à une fondation arménienne (voir encadré), et appuyé sur une solide organisation de professionnels de l’action civique, de l’éducation et des relations publiques, ce prix est comme un petit frère du prix Nobel de la paix.
Les personnes pressenties – peut-on parler de candidats lorsque ces personnes ne sollicitent rien –ont été sélectionnées par un comité de neuf personnes, dont une seule arménienne, et la finalité pratique est un prix de 100 000 dollars pour le lauréat et de 1 million de dollars à partager entre trois institutions humanitaires méritantes de son choix. Les perdants reçoivent quand même 25 000 dollars chacun.
La similarité avec le processus du Nobel est appréciable. Une distinction cependant : le prix suédo-norvégien n’a rien à voir avec les deux royaumes, Norvège et Suède. Madame Shirin Ebadi, lauréate 2003 du prix Nobel de la paix, n’a pas de lien direct avec les deux royaumes. Elle était présente cependant, et membre du comité de sélection à Erevan. En fait, une certaine élite, en Arménie et en diaspora, voudrait que le thème du génocide transcende l’histoire arménienne tout en l’utilisant comme une référence implicite en la matière. La nation arménienne a le génocide ancré dans son psyché, mais elle est moins en quête de justice que de reconnaissance diplomatique. L’État arménien ne demande par exemple aucune réparation.
Les inventeurs de ce prix, bien que sensibles comme tous les Arméniens à l’infortune des peuples et groupes opprimés, ne voulaient pas eux-mêmes poursuivre le travail de mémoire de leur histoire nationale – parfaitement entretenue par le gouvernement et maintes institutions privées et publiques – mais plutôt regarder vers de nouveaux horizons. L’idée générale est d’épargner aux autres ce qui leur est arrivé.
Erevan, 24 avril 2016
Le choix de la date est significatif, le 24 avril étant le jour de commémoration du génocide. Ce prix, décerné par les organisateurs et George Clooney, militant de causes humanitaires au travers de sa propre ONG « Not on My Watch », a porté sur quatre cas :
– Marguerite Barankitse, dont le drame meurtrier du Burundi rend la nomination évidente ;
– Syed Ghulam Fatima, militante pour que justice soit rendue aux travailleurs asservis de l’industrie de la brique au Pakistan ;
– Tom Catena, chirurgien américain qui traite seul les blessés de guerre dans les montagnes Nuba du Soudan ;
– Le père Bernard Kinvi, Togolais d’origine, officiant en République centrafricaine, protecteur des civils chrétiens, animistes et musulmans, au cœur de la guerre civile centrafricaine.
Le principe du prix est de réveiller l’humanité au travers de personnes ayant mis leur vie en danger pour permettre à autrui de survivre. Les quatre nominés sont parfaitement qualifiés. Même madame Fatima risque sa vie : la police l’a battue, les sbires des patrons ont blessé par balle son frère mais l’ont ratée, elle. Bref, le risque encouru par chacun des quatre est évident. En cela, le souvenir du génocide arménien est remémoré, car sont célébrées ici des personnes, souvent étrangères, qui prêtent assistance aux civils impuissants et toujours au déplaisir du gouvernement oppresseur.
Marguerite Barankitse, pour sa part, a dû quitter précipitamment le Burundi l’an dernier car le régime, en pleine répression politique, l’aurait sinon abattue. Le docteur Catena est lui-même si prêt du front et dénué de protection que sa vie quotidienne est un défi aux bombes et raids. Pour preuve : la plupart des humanitaires a fui la région. Enfin, le père Kinvi avait autant à craindre de la rébellion centrafricaine (fortement étrangère et musulmane) appelée Séléka, que de la contre-rébellion antimusulmane dite antibalaka, alors qu’il accueillait dans son centre de soins les miliciens blessés, au même titre que les civils et innombrables orphelins.
Il y a pour trois des lauréats l’aspect guerre, réfugiés, blessés, impunité étatique criminelle.
Dignité et espoir face à la violence organisée
Le prix Aurora porte d’ailleurs le nom d’une certaine Aurora Mardiganian, rescapée du génocide arménien en 1915, dont le parcours terrifiant pour retrouver la liberté a fait l’objet en son temps d’un récit romancé et d’un film muet de Hollywood. Plus généralement, au travers du nom d’Aurora, il y a l’idée que la survie devrait être l’idéal commun, que les survivants sont des exemples de résilience et que l’aide même passagère de bonnes âmes a permis de sauver de nombreuses vies. Aussi, le témoignage d’humanitaires de pays neutres, ou de militaires allemands, et la documentation des horreurs ont permis de sauver ces souffrances de l’oubli. Tout ceci dans un esprit de « Never again » – plus jamais ça. C’est le même cri que celui qui s’applique à la Shoah, avec cette fois, au lieu de l’empire ottoman, l’État allemand, artisan direct de la mort. Mais la logique tacite du prix Aurora est selon moi de primer des individus tout en accumulant documents, témoignages et suppliques envers les autorités – tout ce qui place l’action des héros de l’humanitaire dans une œuvre historique et active pour stopper les génocides en général.
C’est ainsi que la cérémonie de remise du prix a été précédée d’un colloque d’un jour et que les « finalistes », à l’exception du docteur Catena qui n’a pu se libérer de son hôpital de campagne, ont été disponibles pour les journalistes et autres humanitaires présents. La qualité des présentations était élevée ne laissant aucune place à la promo ni à la com’. La cérémonie elle-même s’est déroulée dans le Stade de sport et de spectacles, immense édifice soviétique, avec des chants et la projection sur grand écran de minireportages sur les quatre nominés et de messages enregistrés. Celui du docteur Catena via Skype, enregistré depuis son centre alors qu’il donnait des instructions quant aux soins à prodiguer aux blessés, était saisissant.
Ce prix Aurora a toutes les chances de demeurer, et les candidats ne manquent pas. Bientôt les drames syrien, irakien, yéménite, sud-soudanais, livreront leurs lots de héros cachés et de révélations auxquelles nous nous attendons déjà. Puisse le prix décerné à Marguerite Barantikse éviter le pire au Burundi.
Pour en savoir plus : https://auroraprize.com/fr/prize