Marguerite Barankitse, Burundaise, est lauréate du tout premier prix Aurora pour la protection des personnes en danger et l’avancement des causes humanitaires. Elle a ouvert, d’abord au Burundi puis au Rwanda, la maison Shalom pour recueillir les orphelins dont le nombre se multiplie à la suite des tueries. Elle a tenté d’éteindre les braises de la haine interethnique (Hutu versus Tutsi) dans son pays. Alors que le président Nkurunziza avait commencé sa carrière dans un esprit de réconciliation après une petite guerre civile, voilà qu’il défie l’accord de paix (accord d’Arusha), entame un troisième mandat normalement interdit par l’accord, et se lance dans une campagne meurtrière de répression qui fait craindre un nouveau génocide, Hutu contre Tutsi.
Marguerite Barankitse s’entretient avec Harold Hyman
On vous a beaucoup entendu ces derniers jours : vous êtes très drôle, le saviez-vous ?
On me considère avant tout comme une folle, un titre que je porte avec satisfaction. Des journalistes de Libération sont venus au Burundi, ils m’ont cherchée, et les gens disaient : « Ah oui, notre folle », et je voudrais que cet esprit contamine tout le monde. Et comme chrétienne, je sais que c’est une folie qui a amené le Christ sur la croix. C’est cette folie-là qui m’habite.
Vous avez une thématique très catholique…
Je n’aimerais pas qu’on me colle l’étiquette de catholique. Dieu nous a donné une seule religion. J’ai été émue quand j’ai ouvert mon missel (Ndr : qui a été offert aux participants du prix Aurora) et lu : « Dieu a commandé que vous vous aimiez les uns les autres ». Il n’y a ni protestants ni catholiques, Dieu a donné une seule religion qui est l’amour. Si on respectait cette valeur, si on faisait tout notre travail autour de ce mot, je ne serais pas occupée à réparer les pots cassés : des mamans violées, des enfants soldats, ou en prison, ou abandonnés dans la rue.
Êtes-vous proche de Paul Kagamé ? (Ndr : président du Rwanda qui l’a accueillie sur son sol)
Qui ? Moi ? Je suis proche de tout le monde. C’est-à-dire je suis proche même de Nkurunziza, et même s’il est criminel, cela ne m’enlève pas mon affection pour lui. J’ai dix ans de plus que lui, et pourquoi je me bats ? Ce n’est pas pour mettre Nkurunziza dehors, c’est pour empêcher mon petit frère de nuire, parce que le crime de Nkurunziza est en train de nuire à toute notre famille. Je suis proche de lui, plus proche que de Kagamé, parce que je ne vais pas m’occuper de quelqu’un qui est train de servir son peuple (Kagamé). Moi, maintenant, je suis en train de réfléchir comment rendre à Nkurunziza les vraies valeurs, pour qu’il serve son peuple et le bien commun.
Croyez-vous qu’il soit encore temps de le rappeler à la raison ?
Mais je viens de vous le dire, je suis chrétienne, mille ans sont comme un jour pour le Seigneur, et un jour est comme mille ans. Il n’y a que le diable qui se presse. Je suis convaincue qu’on peut lui tendre la main, je crois toujours en l’homme qui est fait à l’image de Dieu ; il y a quelque chose à tirer de lui, il faut seulement lui prodiguer les antibiotiques pour soigner sa maladie…
… Mais la Cour pénale internationale est plutôt un repoussoir qu’un médicament pour quelqu’un comme lui.
S’il est en train de nuire, je ne souhaite pas qu’il meure. S’il faut l’envoyer à la CPI, c’est pour protéger nos frères et sœurs, ses enfants. Ce n’est pas pour lui dire : « Tu n’es que criminel ». Sinon pourquoi le Christ serait allé sur la croix ? Pour rien ! Il a dit, je suis venu beaucoup plus pour les malades que pour les bien-pensants, il est venu pour les Nkurunziza, et les Nkurunziza dans le monde, il y en a plein. Alors, je vais sur les traces du Christ, j’aimerais le convaincre, le toucher, parce que pour lui je ne me tairai pas. Je ne peux pas admettre que le chef d’État du Burundi, de mon pays, soit une honte. Et tous les Burundais ne sont pas comme Nkurunziza.
Et justement, le Rwanda et le Burundi …
Nous sommes des frères jumeaux ! Nous vivons le même destin. Quand ça ne va pas au Rwanda, ça ne va pas au Burundi et vice-versa. En 1959 quand les Tutsis ont dû fuir, ils sont allés au Burundi, et quand en 1972 les Hutus ont été massacrés, ils sont allés au Rwanda. Alors des voix s’élèvent : Hutus, Tutsis, Rwanda, Burundi, arrêtez ces stupidités. C’est ce que nous allons faire. Notre sort est commun. Dans la région des Grands Lacs, le sort de tous est commun. Le problème du Burundi, c’est un problème régional, ce n’est plus un problème uniquement burundais, nous le partageons avec les Ougandais, les Congolais, les Tanzaniens…
Le problème est-il agricole, démographique, ethnique, de dégénérescence de l’État ?
D’abord c’est un problème politique, qui n’a pas pu trouver de vraies solutions. La haine génocidaire (Hutus contre Tutsis) s’était d’abord abattue sur le Rwanda en 1994. Maintenant c’est le tour du Burundi. Cette haine est arrivée chez nous. On essaie de faire croire que les Tutsis nostalgiques (Ndr : le Burundi a connu un régime de domination tutsie sur les Hutus) veulent revenir au pouvoir. Nous (Tutsis du Burundi) sommes devenu des boucs émissaires. Nkurunziza ethnicise la politique, usant du même vocabulaire haineux de fanatiques autour de lui, le même qui avait cours pendant le génocide au Rwanda en 1994…
La radio Mille-Collines, le hutisme et tout ça….
Oui, ils ont créé la radio Réma qui est la même que Mille-Collines (Ndr : radio qui fit la propagande pour le génocide des Hutus au Rwanda en 1994), les Interahamwe génocidaires (Ndr : milice hutiste qui commit la plupart des massacres) ont leurs frères jumeaux les Imbonerakure, ils travaillent ensemble. Les Interahamwe entraînent des nouveaux miliciens sur le sol congolais, et bien sûr pour la communauté internationale, c’est inconfortable de voir tout cela. Même nous, les Burundais, ne comprenons pas, on ne sait pas quel intérêt agit, on voit que c’est devenu un problème régional. Mais les solutions ne viendront pas en premier lieu de la communauté internationale, mais de nous-mêmes : les peuples burundais, rwandais, congolais devraient se tenir la main, se lever tous ensemble et dire : « Nous ne sommes pas d’accord ».
Ce problème était politique – le président a brigué un troisième mandat qui était illégal et illégitime d’après la Constitution et les accords d’Arusha – et comme il croyait que les Tutsis allaient se lever, il a été surpris de voir ses collègues, le deuxième vice-président, président de l’Assemblée, son porte-parole, le porte-parole du parti, son chef du renseignement, le désavouer. Il s’est demandé comment faire et a cherché un bouc émissaire.
Si je vous ai bien compris, le vrai problème aujourd’hui c’est la mégalomanie d’un seul homme…
C’est un homme irrationnel. Il dit qu’il a été élu par Dieu, que c’est sa place et que Dieu lui a parlé. Comment parler à une personne irrationnelle ? Les évêques de toutes les églises, catholique et protestantes, lui ont écrit une lettre pour le conseiller, la communauté Sant’Egidio, qui est renommée pour sa résolution pacifique des conflits et avait participé aux accords d’Arusha, a tenté de lui parler, Ban Ki-moon s’est déplacé, Samantha Power, ambassadrice des Etats-Unis, à l’Onu a mené une délégation du Conseil de Sécurité, l’Union européenne – et rien. Comment faire…
Alors vous visez le cœur de Nkurunziza…
Mais oui, c’est ça, on va faire des jeûnes et des prières, on va allumer des bougies, mais si seulement il était réceptif. Mais maintenant il tue, il décime la jeunesse, maintenant le génocide a commencé. Depuis le 25 avril 2015, où nos premières manifestations se sont déroulées. Puisque nous avons essayé tous les médicaments, il ne reste qu’une seule solution : la communauté internationale ne pourra pas dire qu’elle ne savait pas, des crimes contre l’humanité sont en train de se commettre dans un tout petit pays, presque invisible sur la carte, mais où vivent vos frères et sœurs. Les Nations unies sont dans l’obligation, lorsque un État ne protège pas sa population civile, de la protéger à sa place et d’envoyer des soldats de maintien de la paix.
Mais cela a été recalé…
Oui, demandez aux Français (le gouvernement) pourquoi ils ont tout à coup inventé une formule avec quelques policiers seulement, et pourquoi on nous choisit des médiateurs, d’abord c’était Museveni (président autoritaire ougandais réélu systématiquement), après ils ont changé, puis l’Union africaine a remis la médiation à la communauté de l’Afrique de l’Est donc à Museveni… Mais il est au pouvoir depuis 30 ans, et c’est lui qui va trouver les solutions pour le Burundi ?
Il nous faut un Mandela, mais il est parti au ciel. Moi je l’ai déjà canonisé, et je prie beaucoup, et je lui demande : « Qu’est-ce que tu fais au ciel ? Tu nous as obligés à signer les accords d’ARusha, et Nkurunziza a signé. Et maintenant, quoi ? » Il faut que les Nations unies prennent leurs responsabilités, comme ils ont fait en Somalie sauf que là-bas les États-Unis, l’UE ont leurs intérêts. Et là-bas, il y a 5 000 soldats burundais. Mais que font-ils là-bas alors qu’il y a urgence au Burundi ?
C’est important ce que vous dites : il y a l’ Amisom (la force africaine qui combat les Chebabs en Somalie), la fierté internationale, avec ses soldats burundais et ougandais…
Tout cet argent que la communauté internationale donne pour l’Amisom, Nkurunziza l’utilise pour payer sa milice et décimer sa population. Le jour où il n’aura plus cet argent, la guerre se terminera, je vous le dis. Tout le monde est au courant. Maintenant c’est une maman qui vous parle. Peut-être que je commets beaucoup d’impairs, mais une maman s’en fout des stratégies politiques, tant des États-Unis que de l’UE, mais elle ne s’en fout pas qu’on tue ses enfants, castre ses fils, les brûle dans l’acide, les décapite, viole ses jeunes… la milice Imbonerakure détruit en chantant : « On va violer vos filles, et vous mettrez au monde la milice Imbonerakure ». Alors moi, je ne veux pas penser aux intérêts internationaux de la Corne de l’Afrique, je veux penser à Claudine, à Népo, à Théo, c’est nominatif, je me fiche des chiffres, je suis une maman. Je pense à Népo. Demain, cela fera une année qu’on l’a assassiné, j’ai suivi ses funérailles les larmes aux yeux. Je pense au jeune Trésor, paralysé, dans un hôpital à Kigali. Ce sont des visages, des jeunes qui sont morts dans mes bras en fuyant la police… je vois Christophe tué avec sa femme et ses trois enfants, je les vois.
Le prix Aurora vous a été décerné, est-ce que cela vous donne un avantage moral qui peut vous servir là-bas sur place ?
C’est vrai, hier j’ai été émue par ce peuple arménien, et je leur adresse un message : merci d’être les bâtisseurs d’espérance. J’ai eu le courage de les remercier quand j’ai obtenu le prix le 24 avril ; avec tout ce qu’ils ont souffert, ils ont encore de la compassion, je me suis dis : « Merci Seigneur d’avoir créé des gens avec autant de compassion ». Je pense que le prix est un message direct à Nkurunziza, à tous ceux qui rêvent de tuer, il y a des gens qui sont des bâtisseurs d’espérance. Je pense à ces jeunes dans mon pays qui ont chanté l’hymne national sur la place publique. Ils ont été brutalisés, certains tués, par la police : ils sont revenus pendant 50 jours. Nous résistons.
Depuis que j’ai ce prix, je reçois des messages de joie des Burundais dans les camps, ces Burundais bafoués et méprisés ont été consolés.
Le gouvernement de Nkurunziza a-t-il réagi à ce prix ? Et comment va réagir le monde hors Burundi ?
Oui, il a écrit sur Twitter : « Merci d’avoir récompensé une criminelle ». C’était signé par le porte-parole et le vice-président. Ils ont dit que j’envoyais mes fils pour tuer.
Vous savez que le Christ a été accusé d’être Le chef des Démons, alors pfff ! je ne fais pas attention.
Je crois que dans la salle il y avait de grandes personnalités. Ce prix ouvre le cœur à tout ceux qui veulent un monde où il fait bon vivre. Je suis déjà connue, j’ai déjà la Légion d’honneur française, et la Médaille de défenseur des droits de l’homme de la République française, je suis aussi lauréate du prix Jacques Chirac pour la prévention des conflits. Ce n’est pas la première fois que j’ai plaidé et la communauté internationale a reconnu mon travail, mais ce n’était pas la même chose. Car aujourd’hui, il y a du nouveau : les victimes du régime criminel sanguinaire de Nkurunziza sont justement victimes d’un État, un État criminel. Nkurunziza était autrefois un rebelle, maintenant il est l’État en train de tuer.
Je suis sous le coup d’un mandat d’arrêt international, sous sept chefs d’accusation, en ce moment où il y a 300 000 réfugiés dans des camps, 6 000 personnes en prison dans des cachots inconnus, 9 fosses communes. Le prix est donc très significatif. Et puis j’oubliais : j’ai dit Président en parlant de Nkurunziza, mais il ne l’est plus depuis les dernières élections.