En affaire comme en cuisine, suivre une recette à la lettre ne suffit pas pour réussir. Si dosage et timing importent, tout dépend de la touche secrète, parfois même pour le cuisinier. Fantaisie, talent, doigté ? Et il y a aussi, dit-on, « l’envie de régaler », cet ingrédient magique qui donne aux plats plus de saveur, aussi au commerce d’ailleurs. À ceux qui en douteraient, Gérard Idoux peut le prouver.
Le cœur, qu’il a chaud, sur la main, il dirige son Récamier comme un chef de famille. Rigoureux, parce qu’il le faut – « Ce n’est pas toujours sans conflit. On se dispute, et puis ça passe : on se réconcilie. » –, et toujours attentionné. Son équipe, il sait l’écouter et s’en préoccuper. C’est qu’il a lui-même débuté petite main dans une cuisine. Il a vécu à la dure, essuyé des humiliations, perdu espoir parfois aussi, sans jamais se laisser prendre par l’amertume. Ce qu’il garde aujourd’hui des épreuves de sa jeunesse ? La rage de vouloir toujours relever de nouveaux défis, en partie pour le plaisir, et en partie pour prendre sa revanche sur l’adversité. C’est qu’à la donne il n’a pas reçu que de bonnes cartes.
On pourrait commencer en racontant qu’il est issu de la bourgeoisie nivernaise – ce qui n’est pas tout à fait vrai puisque sa mère est espagnole – et qu’il est né avec une cuillère d’argent dans la bouche. On devrait sans doute préciser qu’il a grandi dans une famille de négociants en fromages. Qu’il a pu tôt développer le goût pour les bonnes choses et que l’art de la table était pratiquement inscrit dans son ADN. Pourtant, son destin s’est joué, plus que sur ses origines et son milieu social, sur un trouble qui l’a frappé, le distinguant, bien malgré lui, du reste de sa fratrie : la dyslexie.
Pour lui, aller en classe est une vraie torture, tout comme faire ses devoirs. C’est ainsi qu’au lieu de rester enfermé dans sa chambre à potasser sans succès, il se planque en cuisine. Il aime aider dans leurs tâches les employés de maison. Avec eux, il se sent à l’aise. Surtout avec la cuisinière. Divine porte bien son nom quand elle prépare le soufflé – mets simple et délicieux qui ouvrira grand à Gérard les portes du succès.
En attendant, petit garçon, il déteste l’école et elle le lui rend bien : il redouble encore et encore. Finalement, sa mère intervient. La scolarité pour son fils est une perte de temps. Il le confirme aujourd’hui : « Je m’intéresse à tout, j’adore apprendre, mais pas dans ce genre de cadres. Impossible, je n’y arrive pas. Même aujourd’hui, je ne pourrais pas. » La mère se démène donc auprès des administrations pour libérer Gérard de cette obligation – il a treize ans seulement –, et l’orienter vers un métier. Elle obtient gain de cause. Il deviendra cuisinier. Adjugé !
Placé chez un patron, logé, nourri sur place, c’est douloureux à son âge. Il s’enfuit même une fois pour retourner chez lui. Mais sa mère ne cède pas et le renvoie à son travail. S’il en a souffert alors, il le comprend aujourd’hui : femme ferme et pragmatique, sa mère a œuvré à sa chance. Finalement, il s’habitue.
Il finira sa formation et tracera son chemin passant par Ledoyen, le Plaza Athénée, Pétrus, faisant un petit détour du côté de Beyrouth – deux années en pleine guerre –, où il développera un complexe hôtelier avec brasserie, boîte de nuit et restaurant gastronomique…
Quand l’apprenti devenu maître a ouvert la Cigale, juste à côté du Bon Marché, il a trouvé sa clientèle, l’a conquise et fidélisée. Ce sont même des clients – ou devrais-je dire des amis, tant les deux se confondent souvent avec Gérard Idoux – qui lui parlent du Récamier, lui recommandent de l’acheter. Ils sont prêts à l’aider…
C’est ainsi que depuis douze ans, le Tout-Paris du spectacle, de la presse, de la politique, s’assoit au Récamier pour déguster ses soufflés et le reste de ses petits plats. Le Tout-Paris et bien d’autres, car Gérard Idoux a choisi de faire dans « le léger. Léger dans l’assiette. Et l’addition légère aussi. Pour que ça puisse aussi faire “cantine” à midi. » De nombreux chefs d’États, Chirac, Bush, Schröder, Sarkozy, Hollande… ont su apprécier, outre les saveurs qu’il propose, sa générosité et son hospitalité (car il a, de sa mère, reçu en héritage la chaleur du cœur et du sang des peuples de la Méditerranée). Il sait se faire des amis. Et pas seulement en parole. Ainsi, lorsqu’ils ont appris, il y a quelques années, qu’il était atteint d’un cancer, la solidarité a fonctionné à plein régime, comme sa cuisine à midi. Beaucoup l’ont soutenu, certains l’ont secouru. L’amour qu’il irradie lui a été rendu. Au centuple ? Il est maintenant guéri.
Et quand on lui demande pourquoi ces personnes de tout genre et de tous les milieux apprécient tant son amitié, comment il comprend son succès, il répond simplement, avec son sourire touchant, (on dirait un enfant devant une bonbonnière) : « Je sais me tenir à ma place. Mais surtout, j’aime les gens. »
Ce soir, 3 mai, le Récamier accueille la cérémonie de remise du prix éponyme, nouveau prix littéraire dédié au roman français. Ont été sélectionnés Laurence Cossé, pour La Grande Arche, Franz-Olivier Giesbert, avec son Arracheuse de dents et le Veracruz d’Olivier Rolin.