Les premiers à payer le prix de cet accident nucléaire furent ceux, pompiers, soldats, mineurs, qui furent mobilisés pour endiguer la catastrophe. Si les effets des rayonnements se classent en deux catégories, selon le terme plus ou moins court et le caractère aléatoire de leur apparition, il n’en fut aucun de bénin.
Au cours des quatre premiers mois après la catastrophe, on a observé des brûlures au deuxième et troisième degré, provoquées par les poussières radioactives qui s’étaient collées à la peau (des pompiers sont intervenus en short), des modifications brutales de la formule sanguine et des décès survenus dans d’énormes souffrances.
Dès 1990, on relève chez les enfants et les adolescents en Ukraine, Belarus et Russie, dans les territoires contaminés, des cas de cancers de la thyroïde devançant, de quelques années, ceux des adultes. En Belarus, le nombre de 2 à 6 cancers diagnostiqués chaque année chez des enfants passe à 29 en 1990 et 55, en 1991.
En Belarus, de 1991 à 2005, 6 848 cancers de la thyroïde ont été constatés chez les moins de dix-huit ans, dont 74,9 % parmi des enfants de moins de quatorze ans, en 1986. Jusqu’en 2005, ces cancers ont entraîné 15 décès.
La « vague » des cancers chez ceux qui avaient moins de quinze ans au moment de la catastrophe ne s’est atténuée qu’aux alentours de 2001, mais continue d’augmenter chez les autres.
Ces dommages auraient été évités, si les autorités soviétiques, à l’instar de leurs homologues polonais, avaient tenu compte de l’avis du physicien Vassili Nesterenko, qui préconisait la distribution d’iode stable et l’évacuation des populations dans un rayon de 100 kilomètres. Au lieu de cela, il a été rapidement démissionné. En Pologne, 18 millions de doses d’iode stable ont été distribuées, y compris aux femmes enceintes ou allaitant, ce qui a prévenu l’épidémie d’atteintes thyroïdiennes.
Les décès des premiers mois
Dans l’explosion du réacteur, deux opérateurs ont été tués : l‘un d’eux n’a pu être retrouvé (il se trouvait dans le hall du bâtiment réacteur), le deuxième, blessé par la chute d’une maçonnerie et grièvement brûlé, est décédé 6 heures après. Deux ingénieurs stagiaires qui se dirigeaient vers le hall central ont reçu une dose largement supérieure à la dose mortelle. Ils moururent dans d’atroces souffrances, dans cette clinique vers laquelle tous les cas graves furent orientés, la clinique numéro 6 à Moscou, spécialisée dans le traitement des irradiés. 230 physiciens, radiologues et hématologistes y furent envoyés dans les 12 heures qui suivirent l’accident. Les autres victimes furent hospitalisées à Kiev.
Comme me l’a confirmé une infirmière ayant participé à ce genre d’exercices, les Soviétiques se servirent ici pour le « tri » de pratiques, acquises au cours de leur préparation aux risques des bombes à neutrons, fondées sur des indicateurs biologiques comme : l’élévation de la température, les nausées et vomissements, l’évolution de la formule sanguine (plaquettes notamment), l’épilation, le taux d’aberrations chromosomiques, qui permettent de donner un ordre de grandeur de la dose reçue. Plus la dose est élevée et plus les effets observables surviennent précocement.
Ce tri a conduit à hospitaliser 203 intervenants puis à mettre rapidement en « chambre stérile », les victimes qui avaient reçu des doses supérieures à 2 grays (unité de dose absorbée), car leurs défenses immunitaires étaient réduites. Le tri permet également de donner des traitements de « compensation », en transfusant les globules rouges ou plaquettes en déficit dans l’organisme touché.
Natalia Nadejda, médecin de la clinique numéro 6 de Moscou, disait de ces victimes dans le film de Thomas Johnson, La Bataille de Tchernobyl : « Ils se sentaient bien, ils étaient jeunes, ils plaisantaient, mais très vite, les brûlures radiologiques se manifestèrent et certaines étaient incompatibles avec la vie ». C’est Svetlana Alexievitch, qui a décrit dans son livre, La Supplication, les souffrances de ces jeunes hommes et de leurs proches, impuissants devant tant de douleurs physiques et morales.
La mortalité augmentait significativement selon la dose reçue, aggravée par les brûlures. La dose qui entraîne la mort avec une probabilité de 50 % (dose létale 50) se situe vers 4 grays. À partir de 6 grays, la probabilité de décès est voisine de 100 %.
Tableau: Évaluation de la mortalité en fonction de la dose estimée reçue par les victimes de l’accident de Tchernobyl, en fonction des indicateurs biologiques
En plus des deux décès du premier jour, 29 personnes moururent au cours des quatre premiers mois, puis 19 autres, entre 1987 et 2006. Les 29 décès concernaient les premiers intervenants : pompiers de Kiev, équipages d’hélicoptères et personnes ayant participé au nettoyage du toit du réacteur numéro 3.
Des greffes de moelle osseuse furent tentées (avec Robert Galle, un spécialiste américain), sur les personnes ayant reçues des doses élevées. Seules deux ont réussi, car l’étendue des brûlures réduisait les chances de survie.
Double peine pour les proches : les autorités soviétiques s’opposèrent au rapatriement des corps des personnes décédées. Elles furent inhumées à Moscou dans des cercueils en zinc.
Les groupes les plus exposés
Quatre-vingts hélicoptères avaient été mobilisés. Les pilotes jouèrent un rôle primordial dans l’arrêt des rejets radioactifs. Ils devaient larguer leurs charges à l’aplomb sur le cœur du réacteur, comme en a attesté le général Nicolaï Antochkine. À 300 mètres d’altitude, juste au-dessus du brasier, la température s’élevait de 120 à 180° C. Le réacteur émettait des rayonnements mortels en 20 minutes. Revenant trempés de sueur, les pilotes vomissaient. Certains se sont même évanouis en plein vol.
L’eau utilisée pour éteindre le feu de graphite s’est infiltrée sous le réacteur. Le physicien Nesterenko a calculé le risque que pourrait entraîner le cœur en fusion, s’il continuait à s’enfoncer dans la dalle de béton (le magma ou « corium », a d’ailleurs percé cette dalle). La présence d’eau et de graphite entourant cette masse d’uranium enrichi pouvait conduire à « une explosion nucléaire de 3 à 5 mégatonnes » (190 à 310 fois Hiroshima). Une explosion considérable qui aurait eu des effets dans un rayon de 300 kilomètres.
Il fallut donc s’employer d’urgence à éliminer cette eau. Pour ce faire 10 000 mineurs, de Toula et du Donbass, furent réquisitionnés. Ils creusèrent à la pelle une galerie souterraine de plus de 150 mètres, dans le sol sablonneux, depuis le site du réacteur numéro 3 jusque sous le réacteur accidenté. Ils travaillaient par groupes de trente, se relayant toutes les trois heures dans cette galerie chaude (50° C) et mal oxygénée, où ils étaient exposés à des doses élevées surtout au plus près du cœur. En sortant du tunnel, jusqu’à leur mise à l’abri, l’exposition augmentait d’un facteur 300. Ils réussirent à éliminer l’eau et à interposer du béton entre l’eau et le cœur en fusion. Selon Nesterenko, cité dans Le Crime de Tchernobyl de W. Tchertkoff, ces mineurs ont payé en maladie, invalidité et décès prématurés leur travail sur ce site.
Pour construire le sarcophage qui allait recouvrir le réacteur en ruine, il fut décidé de réduire le niveau d’irradiation en retirant du toit du réacteur numéro 3 les tonnes de déchets radioactifs (graphite principalement) et de les enterrer au pied du bâtiment réacteur.
Les dispositifs de commande des robots soviétiques, japonais et allemands, chargés de cette opération, ne résistèrent pas longtemps aux rayonnements. Aussi, ce sont des hommes qui furent envoyés à leur place sans avoir été prévenus des risques présentés par les rayonnements. Après avoir dit « Je suis monté sur le toit et il n’y a rien de terrifiant », le général Tarakanov posa deux commandements : ne pas rester plus d’une minute et quitter le site après avoir totalisé 0,25 gray.
Couverts de feuilles de plomb, armés de pelles, 5 000 hommes sont montés sur ce toit pour en évacuer les 170 tonnes environ de déchets fortement radioactifs. Ils jetaient à la main des morceaux de graphite très irradiants. Et, selon Igor Kostine, afin de ne pas être renvoyés sur le critère des 0,25 gray, ils inscrivaient des doses 10 fois plus faibles sur leurs carnets personnels. Ces travaux n’ont réduit que de 35 % le niveau ambiant, le ramenant entre 100 à 120 grays par heure.
Beaucoup de victimes pour un bien faible résultat.