Le Monde a publié, dans son fascicule Éco & Entreprise du 7 mai dernier, un article qui a enflammé les réseaux sociaux. Trois noms connus d’Internet, en France et au-delà, Pierre Bellanger, Chantal Lebrument et Louis Pouzin, auteurs de l’article, tirent la sonnette d’alarme quant au détournement par Google, au travers de son navigateur Chrome, de votre accès au serveur DNS de l’Icann.
Fondée en 1998, l’Icann (pour Internet Corporation for Assigned Names an Numbers) est une société américaine privée à laquelle, pour faire simple, le gouvernement américain confie la gestion du système de serveurs racines DNS (pour Domain Name Service) qui, lui, est à vocation mondiale… En gros, quand vous souhaitez atteindre un site web, vous utilisez l’arborescence gérée par l’Icann pour identifier l’adresse IP de ce site afin de vous y connecter. La commercialisation des noms de domaines de cet annuaire est déléguée à d’autres organismes : par exemple, le domaine « .fr » est confié, en France, à l’Afnic, celui du domaine « .com » à la société américaine, installée en Virginie, VeriSign.
L’Icann a le moyen de « bloquer » l’accès à un site web en le rendant, en quelque sorte, invisible au sein de son annuaire. Elle a d’ailleurs exercé ce pouvoir pour empêcher l’accès au site Wikileaks de Julien Assange.
L’Icann, c’est vos lunettes pour regarder et accéder au monde Internet.
L’article du Monde ne met pas le doigt sur le fait que l’Icann, de droit californien et sous le contrôle du gouvernement américain, impose ses décisions et ses orientations aux États du monde entier. Les États-Unis ont fini par accepter ces dernières années que l’Icann soit sous contrôle d’une organisation internationale (cependant, différente des Nations unies). Les modalités concrètes, pour ce faire, sont loin d’être définies à ce jour.
Une véritable bataille est engagée autour de l’indépendance et la neutralité de ce maillon, parmi d’autres, du « système Internet ».
L’article du Monde alerte, donc, sur le fait qu’au travers de son navigateur Chrome, Google substituerait à l’annuaire de l’Icann le sien propre.
Déjà que vos lunettes Icann n’étaient pas objectives, si, en plus, elles sont changées, à votre insu, par un acteur dominant comme Google, c’est votre façon de raisonner qui sera influencée car on vous présentera de façon sélective les éléments du savoir stocké dans Internet.
Certes parmi les signataires de cet article du Monde figure la directrice d’Open-Root qui constitue une alternative à l’Icann. Open-Root utilise un mécanisme développé par Louis Pouzin, créateur du Datagramme, un des protocoles importants d’Internet.
Un nom connu au sein de la communauté des techniciens d’Internet, Stéphane Bortzmeyer, souligne sur son célèbre blog ce qu’il qualifie de manque de rigueur des éléments évoqués dans l’article du Monde. Il conteste, démonstration technique à l’appui, que Google subtilise, à l’insu de l’internaute, l’utilisation de l’annuaire de l’Icann.
L’intérêt de la publication de ce billet est de fournir aux profanes intéressés une vulgarisation accessible permettant de relativiser l’alerte du 6 mai.
Il n’en demeure pas moins que la problématique posée par les trois signataires est un véritable sujet de souveraineté numérique.
D’autres mécanismes que l’Icann tente d’imposer sont contestés. Par exemple la disparition de l’anonymat pour les propriétaires de sites commerciaux. Ce dispositif permettrait, selon l’organisme californien, d’engager plus les vendeurs de services et, de ce fait, de mieux protéger les consommateurs.
Quant aux mastodontes comme Google, ils ne resteront sûrement pas inertes dans cette bataille.
Contrôler votre accès à Internet, c’est contrôler votre accès à l’information, au savoir. Ce sera à très court terme contrôler votre raisonnement. Les grands sont déjà en mouvement pour asseoir leur maîtrise de la situation.
L’article du Monde aura donc, malgré un certain manque de rigueur, joué son rôle : le devoir d’alerte.
Omar SEGHROUCHNI, Associé fondateur de StragIS, spécialiste des architectures des systèmes d’information.