À Opinion internationale, vous nous connaissez, quand il y a trop de paillettes, on éternue. Mais on n’a pas pu s’empêcher d’aller faire un tour à Cannes à l’occasion de la remise des prix France Culture Cinéma, qui ont rendu hommage cette année à des films engagés, au corps à corps avec la réalité : l’œuvre intégrale du monument du documentaire Frederick Wiseman (prix Consécration), le très remarqué et d’ores et déjà multiplement primé film franco-turc Mustang (international Students Awards)… Et enfin, Toto et ses sœurs, d’Alexander Nanau, qui nous projette directement dans le quotidien d’une famille de Roms à Bucarest. Le documentaire a touché par son humanité un jury étudiant confronté à une sélection de films forts, mettant à l’honneur ceux qui se situent à la marge, de la société, du système, des grands centres urbains : Je suis le peuple, Une jeunesse allemande (dont nous vous parlions ici !), Janis, les Ogres.
Sous le soleil exactement, nous avons rencontré le réalisateur roumain lauréat du prix Cinéma des étudiants, Alexander Nanau :
Qu’est-ce qui a déclenché votre intérêt pour la communauté rom ?
En fait, ce n’est pas tant la communauté rom que le fait de changer le regard du spectateur sur elle qui m’intéresse. Dans l’idéal, on devrait oublier qu’il s’agit d’une famille de Roms en voyant Toto et ses sœurs, d’ailleurs je ne le mentionne jamais. Je voulais rendre l’identification, ou du moins la compassion, possible grâce à ce film. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai décidé de m’effacer totalement du documentaire, de ne pas commenter l’action.
Si l’on dit dès le début qu’il s’agit de Roms, cela crée une distance, les gens voient l’histoire à travers un filtre. Moi, je voulais montrer qu’on s’en fout de ce que les gens sont, Roms, Noirs, Blancs, Arabes… J’espère juste que les gens qui auront vu ce film réagiront autrement la prochaine fois qu’un Rom leur demandera de l’argent ou leur proposera de nettoyer leur pare-brise, qu’au lieu de s’agacer, ils penseront : « ces gens ont aussi une histoire ».
De fait, il semble n’y avoir quasiment aucune trace de la culture rom dans la vie de Toto et de ses sœurs, il pourrait s’agir de n’importe quelle famille pauvre…
Dans le ghetto de Bucarest où nous avons tourné, il ne reste quasiment rien de la culture rom, les gens parlent très peu le romani… Ils ne se caractérisent donc pas tant par leur appartenance culturelle que par leur statut de misérables, de moins que rien, au sein de la société. Les Roms sont très mal vus en Roumanie, c’est un pays extrêmement xénophobe.
Votre film est très beau mais aussi désespérant dans la mesure où il semble que ces enfants n’ont vraiment aucune chance de s’en sortir. Concrètement, y a-t-il des exemples d’intégration réussie ?
La réalité que je montre est extrêmement dure mais je pense que mon film transmet aussi de l’espoir : le fait qu’Andreea décide qu’elle ne veut pas vivre dans un taudis et que Toto s’investisse à fond dans son concours de breakdance, ce n’est pas rien quand même.
S’en sortir est très difficile, mais possible. Cependant les cas de réussite sociale ne sont pas mis en valeur. La plupart du temps, quand un Rom fait des études et devient médecin ou avocat, il fait tout pour cacher ses origines. Parce qu’il sait très bien que si les gens les découvre, ils se mettront à dire qu’il fait mal son métier, qu’il est malhonnête…
Pensez-vous que votre immersion dans la vie de Toto et de ses sœurs a changé quelque chose à leur existence ?
Je crois qu’il est évident que ma présence a influencé les enfants, d’une façon ou d’une autre. Déjà, parce que je venais d’un monde différent du leur : cela leur montrait qu’autre chose était possible. Mais surtout, parce que cela permettait de changer leur vision d’eux-mêmes. Quand on vient dire à un gamin à qui personne ne fait attention, d’habitude, et qui se considère lui-même comme un moins que rien : « moi, je te trouve passionnant, et je trouve ton histoire extrêmement émouvante », forcément, on change quelque chose…
C’est aussi pour ça que j’ai prêté un caméscope à Andreea (NDLR : la sœur de Toto). En se filmant eux-mêmes, ces enfants ont été amenés à réfléchir à leur propre histoire, à se voir autrement, à mettre un nom sur leurs émotions et à prendre conscience de leur valeur… C’est indispensable pour construire quelque chose.
Il y a deux ans, Manuel Valls a déclaré que les Roms avaient « des modes de vies extrêmement différents des nôtres et qui sont évidemment en confrontation », présentant l’idée que les Roms sont fondamentalement inintégrables… Que vous inspire ce genre de déclarations ?
C’est vrai qu’il s’agit d’une culture et de modes de vies très différents. Mais en même temps, ça n’a pas de sens de dire que tout un groupe de gens est fondamentalement impossible à intégrer : les enfants veulent tous être aimés et intégrés.
Par contre, il est totalement absurde de penser qu’il suffit de claquer des doigts pour que l’intégration fonctionne, que des personnes adultes vont s’adapter sans difficultés, en un ou deux ans, à un nouveau mode de vie. Si quelqu’un voulait brusquement m’« intégrer » quelque part, du jour au lendemain, je lui dirais d’aller se faire foutre. C’est un processus qui ne peut marcher que sur le long terme.
C’est ce qu’on voit dans Toto et ses sœurs : pour Ana, la plus âgée (quinze ans), c’est déjà totalement mort. Elle est toxicomane, ne sait pas lire, a fait de la prison et s’est habituée à vivre dans la saleté… Jamais elle ne pourra mener une vie normale. En revanche à dix et treize ans, Toto et Andreea peuvent encore s’en sortir. Avec de la volonté, il leur est encore possible d’acquérir les repères qui permettent de s’intégrer à la société.
Avez-vous été surpris par le succès du film ?
L’accueil du film a été très bon, en France comme en Roumanie. Il a remporté de nombreux prix à des festivals, et bien sûr remporter le Prix cinéma des Etudiants à Cannes, aujourd’hui, me fait très plaisir… La France aime vraiment le cinéma ! Je remercie vraiment France Culture, qui nous a énormément soutenus dans la promotion du film.
Mais ce qui m’a sans doute le plus touché, ce sont les gens qui m’ont dit qu’ils étaient allés voir le film sans savoir de quoi il s’agissait, qu’ils n’y seraient jamais allés autrement, et qui ont avoué qu’avant ils haïssaient les Roms, qu’ils les considéraient comme de la vermine et que maintenant ils les regardaient autrement. C’est ça, pour moi, le vrai succès du film.
Toto et ses sœurs est sorti en DVD le 17 mai 2016