Notre guéguerre du travail a fait son premier mort hier. Combien nous en faudra-t-il pour réapprendre à nous parler ? Une odeur de révolution émane de la marmite sociale que l’on fait mal bouillir depuis de trop longues années. Et si l’on n’y prête garde, bientôt des têtes tomberont. Car ne nous leurrons pas : une fois lâchée, la violence ne se laisse pas ramener d’un coup de sifflet à la niche. Dé-chaînée, elle nous dominera de son appétit féroce et ne s’apaisera pas avant d’être repue.
À 9 h 30 hier, un homme est mort à Cherbourg, devant une déchetterie fermée pour cause de grève : Hervé Renet, cinquante-sept ans, ingénieur EDF, maire d’une petite commune. Car oui, il a un nom, un âge, une profession, des convictions. Enfin, il les avait. Et il avait un avenir. Qu’il se soit tué en moto, en marge du mouvement, ne fait pas de lui une victime d’un accident de la route. Certains préfèrent le prétendre pour retourner plus vite à leur mobilisation. Qui donc s’inquiète de faits divers ? Il y a plus important : la retraite, les congés payés, les droits des salariés… Sauf que je tends, moi, à penser que cet homme, ce syndicaliste, activement engagé contre la loi travail, a été la première victime d’un climat délétère qui n’est pas né hier. Un climat de tension exacerbée et de violence dans lequel trop de gens aujourd’hui se complaisent. Sous prétexte que la violence, après tout, pourquoi pas quand on n’a pas le choix…
Depuis quelques années, sournoisement, la violence comme mode de militance a retrouvé une sorte de légitimité. N’a-t-on pas rabâché qu’émeutes et attentats (entre autres) étaient des conséquences de politiques « d’apartheid » et d’ingérence impérialiste. « Conséquence » : suite logique. Les mêmes causes produisant toujours les mêmes effets, qui serions-nous pauvres humains pour briser ce cercle vicieux d’injustice en violence et de violence en injustice.
Pourtant dans les discours, la non-violence fait rage. En théorie, tout le monde déteste la violence, la guerre, les effusions de sang. Les usines d’armements, c’est berk. Et la vente de canons, d’avions de chasse, de missiles ? Oh ça, c’est berk berk berk. Et la haine ? Ben la haine, ça dépend. Parce qu’il y en a qui exagèrent. La haine de l’autre, c’est berk, quand l’autre est pauvre, malade ou étranger. En revanche s’il est riche ou flic… Haro !
Je ne doute à aucun moment que les déclarations de détestation de la guerre soient tout à fait sincères. Mais nous rêvons d’insurrection, de grands mouvements populaires, nous rêvons de guéguerre. Difficile de ne pas flairer comme une nostalgie de la meute, de son union animale et de la puissance de ses cris. Bien sûr tout le monde le nie, mais l’excitation monte, une odeur de règlement de comptes plane sur notre pays. Et on sent bien que ces comptes-là ne veulent pas se laisser régler avec des crayons à papier.
Quand nous passera enfin cette appétence de violence, dont on se dit les ennemis mais qu’on évoque au quotidien ? N’y a-t-il pas d’ailleurs dans notre culture nationale quelques points à reprendre ?
Nous qui prônons le progrès et la modernisation des religions monothéistes, qui les pressons d’abandonner leurs pratiques et principes « archaïques », ne devrions-nous pas commencer par donner l’exemple ? Entre autres reliques du passé qu’il nous faudrait sans doute balayer devant notre porte, pourquoi ne pas renoncer aux paroles vengeresses de notre Marseillaise. Parlez de germes de violence : « … qu’un sang impur abreuve nos sillons » ! Et qu’on ne m’accuse pas de blasphème ou de trahison. Il n’est pas question de rogner sur les acquis essentiels de la Révolution française, seulement de les expurger. Nous l’avons déjà fait en supprimant le mot « mort » de la devise initiale de la commune de Paris (de 1789 à 1795) : « Liberté, égalité, fraternité ou la mort ». Il s’agit de continuer.
Notre Révolution a tué par milliers. Si nous la célébrons tous les 14 juillet c’est pour les libertés qu’elle nous a fait gagner, non pour le sang versé. Retrouvons vite ensemble le chemin des lumières, celui de la raison et de la discussion. Ne cédons pas un pouce à la brutalité.