Twittosphère, geeker, troller, fablab ou encore émoji font leur entrée dans l’édition 2017 des dictionnaires Robert et Larousse. Né au Japon avec l’avènement des Smartphones, le phénomène « emoji » est désormais mondial. Bien plus qu’un simple symbole marqueur de nos émotions, ces petites icônes qui agrémentent mails et SMS sont-elles devenues notre novlangue décrite par George Orwell dans 1984 ?
On connaissait la publicité McDonald’s où les burgers et les clients se transformaient en icônes issues de nos claviers. Dans le même style, la récente campagne Pepsi est, elle aussi, exclusivement construite sur la base de centaines d’émojis différents. L’idée ? Transcender la barrière des langues grâce à ces dessins qui remplacent une parole ou un mot. Misant sur l’amplification de ce phénomène désormais mondial, Facebook a récemment déposé un brevet qui devrait rendre possible la création d’emojis à l’effigie des utilisateurs de ce réseau social. Les traditionnels raccourcis clavier (« :) », « :( »,..) se transformeront automatiquement en emoji sur la base de la photo de l’internaute qui les utilisera, un peu à l’image de l’effet selfie proposé par Snapchat.
Une nouvelle langue ?
Créé au Japon dans les années 1990 par Shigetaka Kurita, ingénieur de l’opérateur télécom NTT Docomo, le phénomène « emoji » – qui signifie littéralement « image » (e)/« lettre » (moji) – a pris toute son ampleur avec l’avènement des Smartphones qui intègrent par défaut ces images. Le catalogue de ces icônes n’en finit pas de s’allonger à en juger par les près de 1 200 emojis disponibles désormais alors que les premiers mis par NTT à disposition de ses clients japonais étaient 172. Ces petits symboles représentent presque toutes les situations de la vie quotidienne au point de pouvoir presque s’apparenter à un langage à part entière dans le sens où ils permettent d’amplifier des sentiments quelques fois difficiles à verbaliser. L’emoji est une sorte de béquille syntaxique qui donne aux messages écrits un supplément de force à l’instar des onomatopées « boum », « atchoum »… bien connues en bande dessinée. Cette « emojilangue », ou « pic speech », serait-elle la nouvelle langue du numérique ? Pour la linguiste Gretchen McCulloch, si l’emploi de ces emojis s’avère utile pour souligner et amplifier le sens d’une phrase, l’ensemble de ces pictogrammes ne peut être considéré comme une langue à part entière du fait de leur faible niveau d’abstraction à la différence des hiéroglyphes égyptiens. Pour ces derniers, chaque dessin, porteur d’un ou plusieurs sens, permettait de lire des « phrases » d’une réelle complexité sémantique et autorisant différentes significations.
Si l’emoji a l’avantage de dépasser la barrière des langues, ces vignettes permettent à leurs afficionados d’exprimer de manière créative et directe diverses situations à l’instar de la chanteuse américaine Katy Perry pour la promotion de son titre Roar, un clip 100 % emojis, ou encore l’ineffable Kim Kardashian se servant de 4 emojis pour annoncer, urbi et orbi, via Twitter, la naissance de son fils.
L’universalité de ces images n’est pas toujours au rendez-vous. Si, par exemple, dans le monde occidental, l’émoji « pouce levé » est généralement associé à un message positif, il devient une insulte au Moyen-Orient. On comprend donc l’extrême attention des réseaux sociaux à mettre en ligne des emojis qui ne risquent pas de susciter l’émoi de leurs membres. C’est ainsi que Facebook a récemment retiré l’emoji « se sentir gros » face à la polémique suscitée (16 000 signatures en ligne) ou qu’Apple prend soin de mettre à jour de nouvelles séries d’émojis représentatifs de la diversité : un asiatique, un couple gay avec ses enfants…
Explosion de la culture emojis
Avec plus de 6 milliards d’emojis partagés chaque jour sur les Smartphones du monde entier, ces dessins expressifs ont également conquis les univers numériques des entreprises et des personnalités politiques. En visite officielle aux États-Unis, le Premier ministre japonais Shinzo Abe fut ainsi gratifié par son hôte : « Ce jour est une chance pour les Américains, en particulier nos jeunes, de vous remercier pour toutes ces choses qui viennent du Japon et que nous aimons. Comme le karaté et le karaoké. Les mangas et les animations. Et bien sûr les emojis. » Depuis ces derniers mois, la campagne électorale pour la présidentielle américaine a attisé l’imagination des créateurs d’emojis. On ne compte plus les sites qui proposent des centaines d’images pour soutenir ou caricaturer les candidat(s).
Du côté des entreprises et des ONG, le recours aux emojis est un moyen simple et efficace de moderniser la communication, tout en jouant sur l’émotion, en direction de nouvelles cibles sensibles à ce langage renouvelé. Médecins sans Frontières, WWF… utilisent régulièrement ces « emoticones » pour sensibiliser le public à leurs causes. Comme le précise Thu Trinh-Bouvier, auteure du livre Parlez-vous Pic speech, « Le pic speech repose sur une culture commune globale et des plateformes de communication mondiales ».
Julien Gracq parlait de « désespoir lyrique » pour évoquer le manque de mots qui devient vite un manque de moyens. Les emojis pourraient-ils finir par absorber tout le lexique ? Triomphe absolu et définitif de cette novlangue façon 1984 ?
Philippe BOYER est l’auteur du livre, Ville connectée = vies transformées – Notre prochaine utopie ? éditions Kawa