Francis Massé, vous êtes haut fonctionnaire. Vous avez sillonné les cabinets ministériels et des administrations variées et exercez des fonctions dirigeantes au sein de la DGAC (Direction Générale de l’Aviation Civile). Parallèlement, vous êtes l’auteur de plusieurs essais politiques et êtes le secrétaire général du Cercle de la réforme de l’Etat. De vous ouvrages, il ressort, paradoxalement ai-je envie de dire, que c’est le manager, plus que les hommes politiques ou les grands patrons par exemple, qui constitue la figure tutélaire de la gouvernance publique et privée. Pourquoi ?
Mon premier livre [« Le silence politique », NDLR] est parti d’une expérience dans mes premiers postes d’administrateur civil, à l’Inspection des finances et dans les cabinets ministériels, d’une frustration professionnelle face au constat qu’on n’allait pas suffisamment dans la réalité pour changer les choses. On se contente trop souvent d’un réformisme partiel ou superficiel.
Le « silence politique » est le déni de la réalité qui empêche de réformer l’Etat, ce colosse aux pieds d’argile, parfois impuissant à porter des politiques publiques novatrices et ancrées dans le réel. Pourquoi et comment surmonter ce « silence politique », tel est le sens de ma démarche et de mes ouvrages.
On se souvient de cette anecdote du général de Gaulle survolant en hélicoptère la région parisienne et disant à Paul Delouvrier, un grand commis de l’Etat : « Delouvrier, mettez-moi de l’ordre dans ce bazar ». Celui-ci ordonna donc la construction des grands ensembles et des villes nouvelles car il pensait avoir raison contre la demande sociale. En 1963, il déclara, lors d’une conférence à Brest : « les Français ne veulent pas de grands ensembles, ils préfèrent les maisons individuelles. Pourtant, il faudra les construire. » Résultat de cet obstination de la haute administration, on a perdu sur tous les tableaux avec des grands ensembles parfois malbâtis ou « mal-à-vivre » et une incapacité à réguler l’aménagement territorial.
Or il a certainement manqué à Delouvrier des managers capables de faire remonter les attentes des citoyens et de leur expliquer le projet que lui confiait le général. Certes, la réforme des réformes est toujours la réforme de l’Etat qui est l’instrument du Politique pour agir. Mais pour réformer l’Etat, et c’est le cas également pour les institutions privées, l’acteur décisif est, selon moi, le manager. Celui qui a l’art de manager la réforme, la chose publique.
Les managers sont les chevilles ouvrières et les principaux acteurs d’une réforme réussie. Comme je l’écris dans « Refonder le politique », « la modélisation, c’est-à-dire la description rationnelle du plan de bataille prédomine sur le Politique, or l’art de l’exécution est au moins aussi important ». Le manager est celui qui a l’art de la mise en œuvre des politiques choisies ; à ce titre il doit maîtriser le « comment » et donc être stratège.
Quel est le rôle plus précisément du manager dans la conduite d’une réforme ?
Dans la conduite de toute réforme, il faut mettre l’humain au centre de l’action. Ce sont des personnes, et non des structures, qui peuvent prendre en compte l’humain et la complexité des situations. Ainsi, dans toute situation complexe à régler, il faut savoir repérer l’acteur pertinent, un Maire, un Ministre, un chef de bureau, un sous-directeur, un agent volontaire, un patron, qui va porter plus que d’autres la réforme et sa mise en œuvre, qui va mieux expliquer et transmettre les raisons, la logique et les objectifs à toutes les personnes chargées de sa mise en œuvre.
Le manager à quelque niveau qu’il soit placé dans la hiérarchie politique ou administrative, est cet éveilleur des consciences. Il a surtout en charge la question du sens ! Je développe la notion de négociation du sens : la direction, la signification et l’appropriation, le ressenti, cela se travaille, cela se transmet, cela s’explique à toutes les parties prenantes d’une réforme, surtout dans un monde aussi complexe, cela se négocie. La question clé, c’est le sens des réformes. Et c’est un management humain qui permet de réussir des réformes en transmettant et en partageant le sens avec le plus grand nombre de collaborateurs et de citoyens qu’il faut savoir écouter.
Nous les Français avons une vision très conceptuelle des choses, trop éloignée des réalités. On a du mal avec le « comment », avec l’opérationnalité des choses. Contre le fameux « L’intendance suivra » ou l’adage « je décide, donc c’est fait ! », le manager est celui qui est porteur du sens d’une réforme, qui est catalyseur de la co-construction d’une vision, et qui sait ensuite mobiliser les énergies pour une bonne mise en œuvre d’un plan de bataille.
Le manager doit incarner la vision d’un groupe, il doit être un stratège du temps : si vous allez trop vite, surtout dans des milieux de plus en plus complexes, les interdépendances d’échelles, de lieux, de métiers et de compétences, d’écosystèmes, font échouer des réformes qui vont trop vite ou des réformes dont les porteurs ne se préoccupent pas du « comment les mettre en œuvre ».
On dit que la France n’est pas réformable. Mais y a-t-il des réformes qui ont réussi ?
Il est de bon ton de critiquer des réformes qui ont marché un temps. Mais les réformes cheminent et portent dans la durée. Donc, oui, il y a des réformes qui ont réussi, je vous rassure. Je citerai la réforme portuaire portée par Michel Delebarre, Louis Besson, Jean-Yves Le Drian, qui a ouvert la France au monde maritime. La réforme du service militaire, celle des universités, celle de la Poste, et beaucoup de micro-réformes territoriales ou centrales dont on ne parle jamais mais qui font avancer la prise de conscience qu’une réforme d’ensemble, cohérente, s’impose pour que notre Etat, l’Europe, maitrisent leur destin dans le monde global.
Sur un plan plus technique, la LOLF (loi organique relative aux lois de finances) portée par Yves Lambert et Didier Migaud, deux parlementaires, l’un de droite, l’autre de gauche, a certainement apporté un début de révolution culturelle dans la gestion publique même si, là encore, des défauts apparaissent dans sa mise en œuvre. Mais on ne dira jamais assez que des administrations, ou des acteurs dans certains services déconcentrés de l’Etat, l’ont superbement adaptée à leurs besoins de terrain.
Au fond, pourquoi des réformes échouent-elles ou réussissent-elles ?
La participation ou non des managers, je l’ai soulignée. Par manque de pragmatisme et d’intuition, les organisations complexes sont souvent bloquées par un manque d’approche managériale. En outre notre Etat jacobin demeure très centralisé ; or vu la technicité des choses, il faut décentraliser les initiatives, faire participer les agents publics ou comme cela se développe dans le secteur privé, les salariés, là où il y a la connaissance pour agir. Les managers à quelque niveau qu’ils se trouvent, rapprochent la haute administration des usagers et des citoyens et apportent cette culture de terrain indispensable à toute réforme bien conçue et menée.
La participation des citoyens est un second point clé. L’Etat ne pourra se réformer tout seul. L’Etat a besoin du concours et de la participation des usagers, des citoyens, des entreprises, des associations, de l’économie sociale et solidaire. Voire de leur exigence.
Regardez avec quelle lenteur dans les années 70-80, l’opinion publique a pris conscience de la nécessité d’une intervention des pouvoirs publics pour lutter contre les accidents de la route qui causaient pourtant la mort de 18 000 personnes par an, soit l’équivalent d’une petite ville moyenne. En 1972, on déplorait 18 034 décès sur nos routes et 386 874 blessés. En 2011, 3 963 personnes ont été tuées et 81 251 personnes ont été blessées. Ce qui a enclenché les choses, c’est la mobilisation des associations de familles de victimes, de la société civile, un mouvement d’opinion sur 20-30 ans et d’une meilleure connexion entre la haute administration, le Politique et cette réalité de la vie.
La prise en compte du temps est donc le troisième facteur ! On ne prend plus le temps de la réflexion, de la lenteur, de la conceptualisation du changement. Les politiques et les médias agissent de plus en plus par l’émotion. De sorte que lorsqu’on croit régler un problème, une urgence, on crée de nouvelles difficultés car on n’a pas pris le temps d’appréhender la réalité de façon globale et systémique. Il nous faut choisir des décideurs publics qui ont une durabilité dans leur mandat et leurs fonctions, aptes à gérer dans le temps les transitions indispensables que ce siècle de mutations nous impose.
Enfin, on ne peut aujourd’hui réformer l’Etat sans intégrer la notion de l’Etat européen. La souveraineté est aujourd’hui partagée. Nous sommes dans un véritable fédéralisme juridique sans vraiment l’accepter.
Je terminerai en disant que la France est réformable mais il faut lui donner des ingrédients culturels qui lui permettent de s’ouvrir plus au monde. Et les médias et les corps constitués ont un rôle pédagogique majeur à jouer. On ne peut réformer l’Etat sans des managers, sans une culture managériale développée dans toutes les entités. Les changements institutionnels ou les seules modifications de structure ne suffisent plus.
Propos recueillis par Michel Taube
A lire de Francis Massé :
- Aux frontières du management, Manifeste pour un temps d’exigence, Ed. L’Harmattan, 2015
- Refonder le politique, plaidoyer pour l’ouverture de la France au monde, Ed. Nuvis, 2015
- Le citoyen, clé de l’Europe, 2004
- Le silence politique, Ouest Editions, 2000