Opinion Internationale inaugure un partenariat éditorial avec le site d’information www.atlasinfo.fr et publie un premier article de sa fondatrice, Hasna Daoudi.
Rachid Benzine, islamologue et chercheur, à qui le ministère de l’Education nationale et de l’Enseignement supérieur vient de confier une mission d’étude avec deux autres universitaires en vue de la création d’un institut d’islamologie, appelle à ce que la formation aux sciences traditionnelles des imams de France s’ouvre sur les apports des sciences humaines. Dans un entretien à Atlasinfo.fr, l’auteur de « La République, l’Église et l’Islam » se montre par ailleurs quelque peu sceptique sur la « Fondation de l’islam de France », annoncée lundi dernier par le ministre de l’Intérieur Bernard Cazeneuve dans le cadre de la réorganisation du culte musulman.
La France a-t-elle un problème avec l’islam ?
La France est hantée par des fantômes hérités de son histoire : d’une part une certaine phobie des religions, liée à une histoire conflictuelle de près de deux siècles entre l’Eglise catholique et la République ; d’autre part une mémoire tourmentée de son passé de puissance coloniale et, surtout, de la guerre d’Algérie. La montée en puissance depuis trente ans – ce qui constitue un phénomène mondial – d’un islam très ostentatoire et prétendant à une ultra-orthodoxie, vient réveiller les peurs d’une résurgence du cléricalisme, les peurs d’une nouvelle mainmise des religions sur la morale et sur les mœurs. Mais l’islam de plus en plus visible et de plus en plus revendicatif, c’est aussi la visibilité de plus en plus importante dans l’espace public des générations issues de l’ancien empire colonial. Tout cela fait resurgir des angoisses et des sentiments qui n’ont jamais été révélés car jamais abordés en face et avec le souci d’une guérison collective.
Bernard Cazeneuve vient d’installer le Conseil d’administration de la nouvelle Fondation de l’islam de France. Quelles chances de réussite celle-ci vous semble-t-elle avoir ?
Je constate que cette Fondation a des débuts déjà très difficiles, avec les polémiques consécutives non seulement à la nomination à sa présidence de M. Jean-Pierre Chevènement, mais plus encore en raison de propos assez choquants tenus ces dernières semaines par celui-ci. Il a été annoncé qu’elle sera dotée d’un fonds de cinq millions d’euros, mais cette somme ne semble pas encore avoir été réunie. Qui va se montrer prêt à s’engager financièrement, alors qu’en sont exclus par principe des donateurs de l’étranger, même quand ils appartiennent aux pays d’origine de la majorité des musulmans de France qui sont souvent des bi-nationaux ? Cette fondation d’initiative gouvernementale, d’autre part, ne pourra pas intervenir en faveur de l’organisation du culte, alors que c’est là qu’il y a le plus de demandes. Il ne s’agit pas de dénigrer par avance le travail qui va été tenté, et je souhaite que des choses positives puissent être produites par cette nouvelle instance, mais il est cependant certain qu’elle ne pourra pas résoudre les principales questions qui ne sont pas de son ressort : financement des lieux de culte, formation religieuse et contrôle des imams, gestion dans la transparence de l’argent généré par les produits halal, organisation du culte.
Que veulent les musulmans de France ?
Les musulmans de France, dont le nombre total peut être estimé à quelque six millions de personnes, sont, aujourd’hui, majoritairement des citoyens français. Ils sont divers quant à leur manière d’être en relation avec leur religion et quant à leurs pratiques. Autant on peut savoir ce que veulent telle ou telle fédération, tel ou tel mouvement de pensée, autant il s’avère difficile de dire avec certitude ce que les musulmans eux-mêmes attendent. Jusqu’à présent, force est de constater que la plupart d’entre eux se sont désintéressés de toutes les tentatives d’organisation nationale du culte recherchée depuis trente ans par les ministres français de l’Intérieur. En revanche, on peut être certain qu’ils souffrent de toutes les polémiques qui surgissent de manière régulière et qui les stigmatisent chaque jour un peu plus. Aujourd’hui beaucoup ont peur pour leur sécurité, pour leurs enfants. Ils demandent le respect et la confiance.
Quelle est la bonne solution pour enfin organiser l’islam de France ?
Ce qui est notable, c’est que, jusqu’à aujourd’hui, la majorité des musulmans de France s’est désintéressée de toute organisation de l’islam. Cela pour deux raisons. La première, c’est que la plupart des familles musulmanes de France continuent de faire confiance à l’islam officiel de leurs pays d’origine pour connaître l’orthodoxie et l’orthopraxie auxquelles se référer. La deuxième, c’est que la majorité des musulmans de France ne veut pas être soumise aux diktats d’imams, de muftis et d’organisations militantes.
En fait, ce désintérêt pour l’organisation du culte est probablement une preuve de privatisation du croire chez beaucoup de musulmans, et donc une preuve d’intégration au fonctionnement de la société française. Et on le leur reproche !
Certes, les pouvoirs publics ont besoin de l’existence de représentants officiels, besoin d’interlocuteurs au moins un peu représentatifs des musulmans pratiquants comme ils en ont parmi les autres grandes religions du pays. Mais c’est une illusion de croire qu’une seule structure peut remplir ce rôle, tant il y a des oppositions entre, par exemple, l’islam officiel algérien ou marocain, et l’islam du Milli Gorus turc, sans oublier une rivalité algéro-marocaine.
Il y a chez beaucoup de nos responsables politiques le désir de voir émerger une sorte « d’Eglise musulmane » organisée selon le modèle de l’Eglise catholique, mais cela n’est pas dans la tradition musulmane. Ce qui serait le plus souhaitable (ce à quoi avait pensé en son temps le ministre Pierre Joxe), ce serait une sorte de Fédération Musulmane de France à l’image de la Fédération Protestante de France, fédérant plusieurs entités, plusieurs courants. Mais qui, parmi les fédérations et mouvements existants, veut vraiment cela ? Qui est disposé à jouer la communion des uns et des autres ? Je crois, en ce qui me concerne, que l’on ne pourra pas avancer tant qu’on n’acceptera pas comme une donnée incontournable le lien de la majorité des musulmans de France avec l’islam soit de l’Algérie soit du Maroc. C’est dans une coopération avec cet islam officiel de l’Algérie et du Maroc que pourra se construire une structure représentative de l’islam des musulmans de France.
Comment envisagez-vous la formation des imams ?
Dans les pays musulmans, la formation des imams et leur contrôle sont organisés par l’Etat, ce qui n’est pas pensable dans une République laïque. L’Etat français ne peut s’immiscer dans cette formation, sinon lorsqu’il s’agit du personnel religieux appelé à intervenir dans des lieux soumis à la direction des pouvoirs publics : armée, prisons, hôpitaux publics, établissements scolaires du secondaire… En revanche, l’Etat peut favoriser la mise en place de formations complémentaires à des formations théologiques : formation à la connaissance de la culture française, à la connaissance du fonctionnement des institutions républicaines… Cela existe d’ailleurs déjà depuis quelques années à Paris et à Lyon.
Dans les pays du Maghreb dont sont originaires la plupart des familles musulmanes de France, les imams reçoivent une formation religieuse classique où les sciences humaines sont globalement ignorées, et ou l’étude objective – académique – des autres religions est méconnue. Ce qu’il faut souhaiter pour les imams de France, c’est une formation aux sciences traditionnelles, mais aussi une ouverture aux apports des sciences humaines.
Faut-il interdire le financement étranger des mosquées ?
Comment peut-on imaginer interdire des financements étrangers pour le culte musulman, dès lors que, dans tous les autres domaines de la vie de note pays, on ne cesse de faire appel à des financements et à des investissements étrangers, en particulier des investissements provenant de l’Arabie Saoudite et du Qatar ? Refuser des financements étrangers pour le culte musulman se comprendrait venant de pays voulant déstabiliser la France, mais qu’est ce que cela pourrait bien vouloir dire à propos de pays avec lesquels nous avons des liens de coopération étroits ? N’oublions pas, de surcroît, que la majorité des musulmans de France sont des citoyens français ayant une double nationalité, souvent la nationalité algérienne ou la nationalité marocaine. Pour eux, parler de « financements étrangers » quand il s’agit du pays de leurs parents et de celui de leur autre nationalité n’a aucun sens. Interdire me paraît impensable et même regrettable.
Kamel Kabtane à Lyon serait certainement très heureux de pouvoir bénéficier de financements de l’Algérie ou du Maroc pour le Centre de civilisation musulmane qu’il essaye de construire. En revanche, on est en droit de revendiquer la transparence des financements.
Que pensez-vous de cette polémique sur le burkini ?
Une fois encore une polémique a éclaté. Elle contribue à accroître l’incompréhension entre les habitants de notre pays, alimente les peurs et les stigmatisations. Cela au bénéfice de qui ? Certainement pas de la paix sociale ni au service des valeurs de la République ! Dans une France prompte à aborder les questions sur le terrain idéologique plutôt que sur le plan pragmatique, ce qui est d’abord un vêtement qui convient à la pudeur de toute une catégorie de Françaises et de musulmanes, une création de mode apparue en Australie et en pleine expansion depuis, est devenu un instrument de rupture dans la société, dont s’emparent impudemment des responsables politiques de gauche comme de droite. Le résultat est catastrophique pour tout le monde, d’autant plus que cette stigmatisation hâtive va faire se multiplier les burkinis en réaction, phénomène qu’on a vu par le passé avec la stigmatisation des différents voiles dits islamiques. Je souhaite que burkinis et maillots de bain puissent se côtoyer sur les plages de notre pays. L’adhésion aux valeurs républicaines ne se mesurant pas aux centimètres carrés de tissu portés sur les peaux.
Que révèle cette polémique de notre société ?
Cette polémique révèle que, trop souvent, la France donne le sentiment de préférer les grandes fractures idéologiques, les passions de guerre civile, à l’approche sereine et pragmatique des questions. En Australie et aux États-Unis, le burkini ne pose pas les problèmes qui sont soulevés en France. Ces pays seraient-ils moins démocratiques ? Moins soucieux de la dignité et de la liberté des femmes ? Nous avons, en France, une propension à surévaluer les dimensions idéologiques des événements, des modes et notamment des pratiques religieuses. Dans la manière dont la polémique a été lancée et nourrie, on voit bien, aussi, que certains – à gauche comme à droite, de Manuel Valls à Nicolas Sarkozy – ont trouvé l’occasion de se lancer dans la bataille pour les prochaines élections présidentielles. Ils ont, ainsi, donné le ton des campagnes qui s’ouvrent, et cela s’avère inquiétant pour la paix civile.
Propos recueillis par Hasna Daoudi, fondatrice de Atlasinfo.fr
Auteur de plusieurs ouvrages, Rachid Benzine, historien, islamologue, est enseignant à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence et chercheur associé à l’Observatoire du religieux créé par Bruno Étienne. Il donne des cours à l’Université catholique de Louvain et à la Faculté de théologie protestante de Paris, où il est chercheur associé au Fonds Paul Ricœur. Il est notamment codirecteur de la collection Islam des lumières aux éditions Albin Michel. En mars 2016, il publiait La République, l’Église et l’Islam : une révolution française rédigé avec le curé Christian Delorme. Le 3 octobre prochain, Rachid Benzine publie une fiction sous forme d’un récit épistolaire entre un père, philosophe, et sa fille partie rejoindre Daesh.