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14H17 - mardi 13 septembre 2016

Signes et discours islamistes : peut-on les interdire par la loi ? Analyse documentée de Raymond Taube.

 

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Le Conseil constitutionnel contrôle la conformité des lois, non seulement à la Constitution de la Vème République et à son préambule, mais aussi à la Convention européenne des droits de l’homme et à la jurisprudence qui en découle, celle de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Si le Parlement ou le peuple par voie référendaire peuvent modifier la Constitution, ils n’ont aucune prise sur la Convention européenne des droits de l’homme. De ce fait, même une réforme constitutionnelle ne garantirait pas la validation par le Conseil constitutionnel d’une loi non conforme à ladite convention. Ainsi, même la Constitution doit être conforme à la Convention européenne.

Rappelons-le, les traités, en particulier européens, sont supérieurs aux lois. Pourtant, la Convention européenne à laquelle la Turquie est aussi adhérente, n’a pas empêché son président de se livrer à une purge sévère après le coup d’Etat avorté de juillet 2016, envisageant par ailleurs le rétablissement de la peine de mort, ce qui serait contraire à deux articles de la Convention. Mais à l’inverse de son homologue français, le dirigeant turc ne s’embarrasse pas d’un Conseil constitutionnel vraiment indépendant, qui a pouvoir de censurer une loi avant ou après son entrée en vigueur. En France, une loi prohibant les signes religieux a de fortes chances de ne même pas arriver jusqu’à la CEDH, car elle serait tuée dans l’œuf par le Conseil constitutionnel.

Ceci dit, posons-nous la question : si tant est qu’elles soient efficaces, peut-ont prendre des mesures d’exception attentatoires aux libertés, dans le cadre de la Convention européenne des droits de l’homme ?

Pour savoir si une interdiction globale des signes religieux dans les lieux publics et/ou dans les entreprises privées serait juridiquement envisageable, nous nous intéresserons particulièrement à un arrêt de la CEDH qui avait validé l’interdiction de dissimuler le visage prise par la France en 2010.

Un autre arrêt rendu à la suite de l’interdiction du foulard islamique au sein des universités turques sera analysé dans un second temps. Il nous éclairera sur la légalité d’éventuelles mesures visant spécialement certains signes religieux, en l’espèce concernant la religion musulmane, à l’image des arrêtés « anti-burkini », ou certains courants de pensée, comme le salafisme.

Pour aller plus loin, une interdiction totale des signes religieux dans l’espace public (nous nous intéresserons à l’entreprise dans un prochain article) pourrait difficilement être fondée sur la protection de l’ordre public. Au contraire, elle générerait sans doute plus de troubles qu’elle n’en éviterait. Mais peut-elle avoir d’autres fondements conformes au droit européen, qui en principe prime le droit national ?

 

Ordre public et Convention européenne des droits de l’homme

A la suite de la loi du 11 octobre 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, une citoyenne française avait estimé que la ce texte violait plusieurs dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme : l’article 3 prohibant les traitements inhumains, l’article 8 protégeant la vie privée, l’article 9 protégeant la liberté de pensée, de conscience ainsi que la liberté religieuse, l’article 11 consacrant la liberté d’association, et bien entendu l’article 14 prohibant la discrimination.

Dans l’arrêt du 1er juillet 2014 concernant l’affaire SAS contre la France, la CEDH avait admis que cette loi constituait une ingérence dans les droits des citoyens et avait rejeté la motivation sécuritaire invoquée par la France, en l’absence de menaces concrètes pour la sécurité publique, au sens des articles 8 et 9 de la Convention des droits de l’homme. Mais elle avait finalement donné gain de cause à l’Etat français au nom de la préservation du « vivre ensemble » en tant qu’élément de la « protection des droits et libertés d’autrui », considérant que « la question de l’acceptation ou non du port du voile intégral dans l’espace public constitue un choix de société ». Cette décision, motivée sur plus de 60 pages, est aussi politique que juridique, et aurait donc pu être différente, tout en étant parfaitement motivée en droit. La Cour semble avoir répondu à une question qui ne lui était pas posée : la loi du 11 octobre 2010 ne fait pas référence à la religion, mais interdit la dissimulation du visage pour des causes notamment sécuritaires. La Cour européenne rejette la motivation sécuritaire, ce qu’elle ne ferait peut-être plus aujourd’hui, mais surtout, elle valide la loi par référence à la légitimité et à la légalité du choix de société qui exclurait le voile intégral, donc islamique, de l’espace public.

Nous nous interrogerons plus loin sur la conformité au droit européen d’une mesure visant spécialement des signes religieux musulmans, mais dans un souci impérieux d’éviter toute discrimination, c’est la prohibition de tous les signes religieux, toutes religions confondues, qui pourrait être envisagée. A l’époque, la loi prohibant les signes religieux ostentatoires à l’école, même si elle n’a jamais eu d’autre objectif que de s’opposer au prosélytisme islamique, n’a pas désigné de religion précisément, permettant ainsi la conformité de cette loi à la Constitution et à la Convention européenne des droits de l’homme, alors que leur objectif était, en fait, d’empêcher certaines manifestations du fondamentalisme islamique, mais sans jamais le nommer.

On peut donc se demander, au vu de ce arrêt de la CEDH et considérant le contexte d’attentats terroristes, si le peuple français, par voie parlementaire ou référendaire, prohibait toute expression religieuse dans l’espace public, au risque de susciter de graves troubles politiques, la Cour européenne des droits de l’homme pourrait difficilement lui reprocher son choix de société, puisqu’elle a déjà admis ce critère dans sa jurisprudence.

Plus récemment, dans un arrêt du 26 novembre 2015, la CEDH a débouté une assistante sociale française, qui bien qu’officiant dans un service public hospitalier, refusait d’ôter son voile. En droit, les jeux n’étaient pas faits d’avance, puisque le droit européen est d’inspiration anglo-saxonne et qu’au Royaume Uni, les fonctionnaires peuvent exprimer leurs convictions religieuses, même dans la police.  La fonctionnaire française s’était appuyée sur l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui consacre la liberté religieuse. Mais les juges ont admis que la liberté d’autrui, en l’espèce celle des patients, devait être protégée de l’influence ou de la partialité religieuse, et qu’un Etat pouvait accorder la primauté à l’exigence de neutralité et d’impartialité de l’État. Au-delà de la motivation juridique de la CEDH, une décision différente, quoi que juridiquement envisageable, eut été un séisme politique. La France aurait alors eu le choix entre dénoncer la Convention européenne des droits de l’homme et renoncer à la laïcité.

 

Bannir uniquement certains signes religieux musulmans ?

Autre question, plus polémique, mais qui se pose face à la menace islamique : peut-on juridiquement interdire les signes religieux d’une seule religion ? A priori, une telle initiative relèverait de la discrimination juridiquement injustifiable. Pourtant, la Turquie avait bien interdit le seul foulard islamique à l’université, avec l’aval de la Cour européenne des droits de l’homme rendu dans son arrêt (Leyla S¸ahin c. Turquie [GC], rendu le 10 novembre 2005 : une étudiante, Leyla Sahin, avait saisi la cour, considérant que l’interdiction du foulard violait la Convention européenne des droits de l’homme. Dans ses motifs, « La Cour rappelle également que, dans les décisions Karaduman c. Turquie (no 16278/90, décision de la Commission du 3 mai 1993, DR 74, p. 93) et Dahlab, précitée, les organes de la Convention ont considéré que, dans une société démocratique, l’Etat peut limiter le port du foulard islamique si cela nuit à l’objectif visé de protection des droits et libertés d’autrui, de l’ordre et de la sécurité publique. Dans l’affaire Karaduman précitée, des mesures prises dans les universités en vue d’empêcher certains mouvements fondamentalistes religieux d’exercer une pression sur les étudiants qui ne pratiquent pas la religion en cause ou sur ceux adhérant à une autre religion n’ont pas été considérées comme une ingérence au regard de l’article 9 de la Convention. Par conséquent, il a établi que des établissements de l’enseignement supérieur peuvent règlementer la manifestation des rites et des symboles d’une religion en fixant des restrictions de lieu et de forme, dans le but d’assurer la mixité d’étudiants de croyances diverses et de protéger ainsi l’ordre public et les croyances d’autrui… ».

Effet anecdotique de cet arrêt : les filles du président turque Erdogan, dirigeant islamiste d’un pays (encore) laïc, s’étaient expatriées aux Etats-Unis pour pouvoir porter le foulard, lequel fait d’ailleurs un retour en force dans la société turque.

En France, le port du voile n’a cessé de progresser. Dans les « quartiers », il tend même à se généraliser, au point que certaines femmes non musulmanes disent le porter pour leur tranquillité ou leur sécurité. Les motifs de l’arrêt de la CEDH à propos des universités turques pourraient-ils dès lors être transposés à la rue française ? En droit peut-être, mais en fait, des décennies de tolérance et d’humanisme pour les uns, d’aveuglement ou de lâcheté pour les autres, rendent une telle initiative politiquement fort périlleuse. En revanche, des interdits ponctuels fondés sur le trouble à l’ordre public, peuvent s’envisager.

 

Des signes religieux à l’idéologie islamiste

Peut-on considérer que manifester ostensiblement une forme d’adhésion à l’islam radical s’apparente à un soutien à « l’ennemi » (rappelons que nous sommes ou serions en guerre) ? La libre expression religieuse, dès lors qu’elle est pacifique et ne trouble pas l’ordre public, est consacrée par d’innombrables textes nationaux et internationaux. Dans un climat de terreur, mais aussi de pression de l’islam radical voulant imposer sa lecture du Coran, y compris par d’autres voies que le terrorisme, une femme en burqa ou Hijab, voire en burkini, peut susciter le même type de sentiment, de crainte et de rejet que la vue d’une chemise brune dans l’Allemagne de l’avant et de l’après-guerre. Burqa, Hijab, burkini voire simple foulard, ces tenues, perçues comme étant portées avec la volonté de provoquer ou d’imposer ses vues ne sont alors plus considérés comme des vêtements, ni même des signes religieux spirituels. Ils deviennent des uniformes, des étendards.

La pression publique et la montée des identitarismes conduisent les politiques à s’interroger sur la faisabilité juridique d’une mesure qui ne viserait que certains signes religieux, nécessairement musulmans. Or paradoxe, c’est d’un pays musulman que, dans l’affaire des universités turques, la CEDH a fait montre d’une étonnante souplesse, ouvrant la voie à ce type de discrimination. Après tout, la croix chrétienne, la soutane, la kippa juive ou le turban sikh ne sont pas des étendards politiques, et les prohiber pourrait être interprété comme un regrettable amalgame, un de plus. Mais l’argumentation est trop fragile, même en droit, pour permettre une prohibition dans tout l’espace public – et non dans certains espaces, comme en Turquie -. Nombre de femmes musulmanes portent le voile pour des raisons spirituelles, culturelles ou traditionnelles, et non comme un étendard. Sauf peut-être en réponse à des provocations suscitées par nouveaux événements dramatiques. Bref, une loi interdisant l’expression publique d’une seule religion serait politiquement inenvisageable.

En revanche, l’accent peut être mis, non pas sur les signes religieux, mais sur l’idéologie qu’ils peuvent véhiculer, comme l’illustrent les propos ou les propositions de certains politiques, Manuel Valls à gauche, Nathalie Kosciusko-Morizet à droite. Interdire le salafisme s’inscrit dans cette logique et pose de nouvelles questions tant politiques que juridiques. La mesure serait-elle conforme à la Convention européenne des droits de l’homme ? Une prochaine analyse tentera d’apporter sinon une réponse, du moins quelques pistes. Car sauf à prendre ses distances avec ladite convention, avec tous dangers que cela comporte pour notre Etat de droit et nos valeurs les plus fondamentales, le droit européen est notre matrice juridique, plus que la Constitution que nous pouvons réformer, comme cela a déjà été fait.

A suivre…

Raymond Taube, directeur de l’Institut de Droit Pratique

Directeur de l'IDP - Institut de Droit Pratique

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