Les autorités sunnites ne sont pas inertes au Moyen-Orient, et l’action du plus éminent d’entre eux, le Grand Imam d’al-Azhar, le professeur Ahmad al-Tayeb, est à signaler. Sa rencontre avec le Pape François cette année-même s’inscrit dans cette ouverture mondiale, dans laquelle l’Eglise catholique apporte un concours régulier.
La rencontre avec Ramzan Kadyrov est aux antipodes de la bienséance vue d’Occident, mais les imams ont pour tradition de ne jamais s’opposer à un chef d’État musulman et donc nous devrons être quelque peu indulgent avec al-Tayeb sur ce point.
Car l’essentiel est dans le caractère osé de ses déclarations en Tchétchénie : les wahhabites et les salafistes ne sont pas des sunnites ! Cela ressemble à une excommunication de masse.
Dire que les salafistes ont des défauts lorsqu’on est l’un des phares du sunnisme, c’est bien !
Le dire depuis Grozny l’est moins. Le lieu pour un grand discours compte. Le choix de Grozny, chef-lieu de la Tchétchénie, République autonome à l’intérieur de la Fédération de Russie, n’est certes pas le meilleur endroit. Après les années de sang de la décennie des années 1990 marquée par la bataille entre forces gouvernementales russes et rebelles tchétchènes, la Tchétchénie est soumise à la direction fantasque et dictatoriale de Ramzan Kadyrov. Celui-ci, adoubé par Vladimir Poutine, règne en maître incontrôlé sur son territoire qui fait pourtant partie de la Russie et dont les lois ne s’appliquent pas entièrement en matière intérieure. La réputation sulfureuse de Kadyrov n’est plus à faire : islamisation tchétchénisante, patriarcat prononcé, opposition à la fois aux djihadistes et aux modernistes, absence de toute opposition digne de ce nom. La paix des armes règne, il est vrai, en Tchétchénie.
C’est dans ces eaux troubles qu’un imam est venu donner sa lumière. Ahmad al-Tayeb, professeur et grand imam à l’université/mosquée Al-Azhar d’Égypte, haut-lieu de la pensée sunnite, mène depuis quelques années une action d’ouverture envers les autres religions, notamment catholique, tout en rendant ses prises de position théologiques plus utiles pour la situation politique mondiale actuelle.
Sunnisme contre wahhabisme
Ainsi Ahmad al-Tayeb, il y a deux semaines, a participé à un Conseil des Oulémas mondial (créée à l’origine dans le Golfe), réunissant les plus grands dignitaires du sunnisme à Grozny, où Kadyrov a proclamé que les Tchétchènes étaient des tenants des enseignements d’Al-Azhar. Pourtant, le Grand Imam, lui, semble être venu pour véritablement creuser la question de qui est un sunnite, thème officiel de cette conférence au demeurant.
Il a fait un discours dont l’essence est d’exclure les takfiristes de la mouvance sunnite. Comme l’on sait, l’islam est divisé en trois grands rameaux : sunnisme, chiisme, ibadisme (autrefois appelés kharadjites), sans parler des moutalizites qui sont un pur courant de pensée sans assise populaire mais avec une grande influence.
Nous n’entrerons pas plus dans les subtilités, mais je vous présente ces noms pour entrer dans l’ambiance complexe de la description théologique de l’islam. Ce qu’il faut retenir, c’est la volonté de l’imam al-Tayeb de rappeler que si les sunnites peuvent être définis, cela montre en creux que les salafistes et les wahhabites ne font pas partie du rameau sunnite. Mentionnons en passant, ce que l’imam n’a pas répété à Grozny, que l’université al-Azhar avait dénoncé le wahhabisme dès sa naissance au XVIIIème siècle. Il n’y a donc pas de mise à la page de la doctrine d’al-Azhar, mais plutôt un rappel appuyé.
Cette déclaration a fait le tour du monde musulman, et toute la presse arabe en parle abondamment, même si cela n’a pas eu le moindre écho en Occident. Ceci prouve pour la énième fois que l’imam poursuit son opposition intellectuelle aux bases théologiques de l’islam fanatique. Il va sans dire que la dénonciation d’al-Qaïda et de Daesh est implicite dans ces propos, et qu’al-Tayeb les a déjà abondamment dénoncés explicitement.
Le monde musulman, en pleine ébullition politico-théologique, devra désormais composer avec les prises de position claires d’un des phares du monde musulman qu’est al-Azhar.
Harold Hyman