Le voyage du Grand Imam Ahmad al-Tayeb d’al-Azhar (Mosquée et université) à Grozny, chef-lieu de la Tchétchénie, n’en finit pas de faire des vagues dans le monde arabe. D’apparence purement théologique (voir notre édition du jeudi 15 septembre 2016), cette conférence pouvait initialement paraître comme une façon pour Ramzan Kadyrov, le sulfureux président tchétchène, de se donner de la respectabilité. Mais il y avait bien davantage : un rebâttage égyptien des cartes s’opère au Moyen-Orient et la Russie devient une alliée.
Vue d’Arabie Saoudite, cette conférence de Grozny, où aucune personnalité saoudienne de premier plan ne participait, a suscité un mécontentement cinglant dans plusieurs secteurs, même si on ne saura pas ce que pensent tous les secteurs vu la censure. Toujours est-il que plusieurs éminences saoudiennes ont dénoncé le discours du Grand Imam d’ Al-Azhar avec véhémence. En voici quelques exemples (espérons) bien choisis…
L’imam Alawi al-Saqqaf superviseur de l’Institut al-Darar, qui fait office de diffuseur de la bonne pensée religieuse dans le Royaume, dénonce Ramzan Kadyrov comme «soufi délirant». Cette qualification est hautement insultante dans le contexte. Al-Saqqaf est né à la Mecque, y a fait ses études et porte un grand intérêt pour Ibn Taymiyya, théologien archi-conservateur du 13ème siècle qui sert d’inspiration aux wahhabites et aux salafistes. Voici qui situe al-Saqqaf dans son opposition aux soufis et à Al-Azhar.
Jamal Ahmad Khashouqjy journaliste saoudien célébrissime et pourtant progressiste, contributeur à Al-Watan, et au journal de Médine (le plus vieux du pays) : « Comment peut-on ignorer les salafistes et les penseurs saoudiens qui sont une pierre angulaire de la maison sunnite ? »
Adel al-Kabani, célèbre imam de Riyadh, a tweeté : «cette conférence est la preuve que le monde prépare les braises pour nous brûler».
Dans le journal Al-Jazira (rien à voir avec la chaîne de même nom), Mohamed al-Sheikh dénonce également le Grand Imam en disant : « Lorsqu’il s’agit de porter atteinte à notre nation en l’écartant des affaires musulmanes, je suis prêt à recourir à la violence pour la défendre car la patrie est une question existentielle pour moi… Que Sissi aille au diable, notre pays est plus important. ». Sissi ?
Saad al-Breik, encore un théologien prédicateur, de tweeter à son tour : «Les participants n’ont pas osé demander à Poutine de bombarder en Syrie. Tous ceux sous les décombres ne seraient-ils pas sunnites ?». Poutine ?
Les États ne sont jamais loin du clergé.
On remarquera dans ces piques que les présidents respectivement égyptien et russe sont nommément épinglés. Il faut entrevoir, pour le comprendre, une vaste manœuvre géopolitique, qui se vérifiera dans un avenir proche. La République arabe d’Égypte, et la Fédération de Russie, se retrouvent tous deux au pilori des Saoudiens wahhabites bon teint.
En réalité, c’est normal. Le voyage du Grand Imam al-Tayeb dans une région russe est le signal que le rapprochement Le Caire-Moscou est en marche. Ces derniers mois, Sissi et Poutine se sont rendus mutuellement visite. Sissi est en guerre avec les Frères musulmans redevenus amis de l’Arabie Saoudite.
Les États-Unis ne sont plus tout à fait le grand allié incontournable de la diplomatie égyptienne, car ils ont mal digéré la destitution militaire du président Mohamed Morsi. Alors, le président al-Sissi serait-il le maître penseur d’un réalignement régional ?
Et pourquoi avec la Russie ?
Il faut revenir à l’Arabie Saoudite, État qui entretient de bien mauvaises relations avec la Fédération de Russie, sans doute à cause de la proximité entre le Kremlin et le régime de Bachar al-Assad. Le Royaume aimerait bien détrôner Bachar al-Assad, et a toujours aidé des forces rebelles islamistes dures, à l’exception probable de Daesh. Si le Grand Imam d’al-Azhar va en Tchétchénie, qui est quand même russe, pour dénoncer la religion officielle du Royaume d’Arabie Saoudite, cela ne peut être un simple exercice rhétorique — la rhétorique est ici un instrument de géopolitique, et le Grand Imam al-Tayeb ne semble pas pouvoir s’y dérober.
Le wahhabisme et le salafisme — des dérives « anthropomorphistes » selon Tayeb — seraient extérieures au sunnisme. Implicitement, il faut traduire : l’alliance avec ces gens-là est malsaine, et Ramzan Kadyrov mérite le respect. Poutine doit sourire.
Le désamour entre Le Caire et Riyadh
Le piquant dans l’affaire, c’est qu’il y a deux ans, le nouveau roi d’Arabie Saoudite, Salman, était venu lui-même en Égypte et surtout à Al-Azhar — une première pour un Saoudien — pour signer un contrat de formation d’imams saoudiens à l’université al-Azhar elle-même, assorti d’une promesse de financement de la rénovation des bâtiments universitaires ! Faux départ, tout cela est suspendu depuis que le président Abel Fattah al-Sissi a salué l’intervention russe en Syrie.
Poutine est le principal soutien international à Bachar al-Assad, avec le soutien de la République islamique d’Iran. Sissi n’a jamais été très enthousiaste dans son soutien à ce même Assad, mais aujourd’hui cette réticence disparaît. La Jordanie, et les Émirats Arabes Unis, sont eux aussi sur une trajectoire de rapprochement avec la Fédération russe, et l’on peut aisément imaginer un relâchement général de l’hostilité envers Bachar al-Assad, Moscou oblige.
Paris s’efface, tout comme Washington
Dans tout cela, les États-Unis sont étonnamment cois. La France aussi. Pourtant, le Grand Imam était venu en France il y a trois mois seulement, pour assister à un dialogue entre Orient et Occident organisé à la Mairie de Paris. Il avait même déposé une gerbe au Bataclan, puis rencontré François Hollande à l’Élysée ! Mais l’ouverture avec la France piétine, et dans les cercles du pouvoir français, l’Arabie Saoudite a la cote, contrats obligent. La Russie était donc plus solide que les États-Unis ou la France pour les besoins géopolitiques de l’Égypte.
Cette nouvelle configuration — Émirats Arabes Unis, Jordanie, Égypte, Russie — n’était pas évidente. Dès que le président Sissi a senti qu’il voulait se démarquer de l’Arabie Saoudite, il a fait quelques ouvertures envers les États-Unis, mais Washington n’a pas accroché. À Moscou, si. La France, elle, n’est plus dans le jeu en Ligue A. Le grand imam al-Tayeb n’a pas eu de contacts déterminants avec François Hollande, et les institutions françaises n’ont pas cherché à décrypter la signification de la visite du Grand Imam. L’Institut catholique a signé quelques accords protocolaires, insuffisants pour infléchir une politique nationale. Inexorablement, la religion et la diplomatie se rejoignent, et le résultat n’est pas brillant pour la France : une alliance impopulaire avec le géant du golfe, une relation inutilement faible avec l’Égypte, et une attitude (une impasse ?) mi-figue mi-raisin dans le dossier syrien que je résumerai : ni solution, ni Assad. Les États-Unis ont sensiblement la même attitude, mais lorsqu’on est aussi forts qu’eux, ce revers égypto-russe fait moins mal.
Harold Hyman