A l’âge de 37 ans, il se définit volontiers comme un entrepreneur de presse. A la tête de la société Contexte, co-fondée il y a 3 ans, un journal web pour les professionnels des politiques publiques, Jean-Christophe Boulanger est aussi président du Syndicat de la Presse Indépendante d’Information en Ligne (SPIIL) depuis 18 mois.
Le SPIIL, dont Opinion Internationale est membre, représente 150 entreprises ou associations de presse. Il organise les Journées de la presse en ligne le vendredi 9 décembre à Paris. L’occasion d’un entretien sur l’état et le degré d’indépendance de la presse en France avec son Président.
Jean-Christophe Boulanger, croyez-vous au « commerce des idées », formule qu’aimaient employer les philosophes des Lumières ?
Le commerce est un joli mot qui signifie notamment l’échange. Oui, les médias participent au commerce des idées et, je préciserai, surtout des faits. Je crois que la fonction de base d’un média, c’est le commerce des faits plus que des idées.
Est-ce que la presse française va aussi mal qu’on le dit ?
Je pense tout le contraire et le développement des médias membres du SPIIL le montre aisément. le Spiil a une vision optimiste de l’avenir du secteur. Nous nous attachons à développer un écosystème équilibré, sans favoritisme.
Ce qui est en difficulté, c’est un ancien modèle de presse qui connaît une crise depuis plusieurs décennies et dont Internet n’est pas le principal responsable. La presse généraliste connaît une baisse continue d’audience et de lectorat depuis la seconde guerre mondiale.
Les acteurs traditionnels de la presse ont investi Internet dans les années 90. Ils ont pensé internet comme une chaîne de télévision, un média de masse financé par la publicité, mais cela n’a pas pris et il a fallu beaucoup de temps pour s’en rendre compte. La stratégie du tout gratuit des acteurs traditionnels ne fonctionne pas.
Internet a permis le développement de nouveaux modèles et, en ce sens, il favorise le pluralisme de la presse. Ce n’est pas nous qui le disons mais le président de la Commission paritaire des publications et agences de presse qui a déclaré lors d’une audition au Sénat que le pluralisme est bien plus fort sur internet que sur le papier.
Les Français ne veulent guère payer pour accéder à l’info. Comment la presse peut-elle s’en sortir économiquement ou, pour dire les choses autrement, garder son indépendance ?
Le secret de la réussite d’une entreprise de presse, c’est la combinaison d’un projet éditorial et d’un modèle de revenus. Les deux doivent être cohérents. Sans rentabilité, il n’y a pas d’indépendance. Il faut savoir gérer en même temps le noble enjeu du bien commun que porte l’information et celui de la rentabilité. Celle-ci peut s’exercer par de multiples moyens.
Faire payer le lecteur est le modèle qui a le vent en poupe. Mais l’abonnement en ligne ne peut être le seul modèle. Ce qui est sain avec l’abonnement, c’est qu’on se préoccupe plus du lecteur. Toutefois, c’est une vue de l’esprit de croire que tout le monde doit être sur un modèle à 100 % abonnement. Certains modèles se développeront plus avec de la publicité ou d’autres moyens de revenus.
La presse traditionnelle est morte, vive la presse numérique ?
Je ne crois pas que le papier soit mort.
Sur le numérique, il y a un éclatement entre plusieurs modèles.
D’un côté des modèles d’audience de masse, financés par la publicité comme certains acteurs de la presse américaine (Huffington Post par exemple) ou encore The Guardian. Le Figaro, en France, est le plus proche de ces titres anglo-saxons. Les concurrents ne sont alors pas la presse mais tous ceux qui vendent de la publicité en ligne : Google, Facebook, etc.
Un autre modèle, c’est de cibler une communauté et d’adapter ses modèles de revenus en fonction de cette communauté. Médiapart en est un exemple avec un abonnement auprès d’une communauté. Il en existe d’autres, des communautés idéologiques, de métiers, BtoB, géographiques…
Il manque des médias indépendants en France.
Que veut dire l’indépendance dans la presse ?
Pour le SPIIL, un indice fort de l’indépendance est le fait que l’actionnaire majoritaire tire l’essentiel de ses revenus du secteur des médias.
On peut être un grand groupe et être indépendant : Bayard est pour nous indépendant, tout comme InfoPro. Pour ce dernier, l’actionnaire majoritaire est un fonds d’investissement mais son intérêt pur est celui des médias.
En France, nous avons moins de presse indépendante que dans d’autres pays. De nombreux titres de presse appartiennent à des groupes industriels, pour qui ils sont plus un outil d’influence qu’un levier de rentabilité. C’est profondément dangereux pour notre démocratie. Si la fabrique de l’information est au service d’autres intérêts que ses lecteurs et sa rentabilité propre, l’information court le risque d’être manipulée, d’être au service de ces intérêts tiers.
Une conséquence de la faible indépendance des entreprises de presse, c’est l’absence de stratégie ambitieuse propre à la presse, notamment dans le numérique. Comparons la stratégie des groupes Springer ou Financial Times à celles du Monde ou des Echos . Le groupe Springer tire les deux tiers de ses revenus du numérique, le Financial Times plus de 50%. Où en sont aujourd’hui Le Monde et Les Echos ?
Les groupes de presse qui appartiennent à des groupes industriels plus larges sont rarement gérées comme des filiales « normales », dont on attendrait une rentabilité, mais comme un outil d’influence. Du coup, ils développent rarement une vision stratégique, couplée à des investissements, qui leur permettrait de tirer profit de la transition vers le numérique.
Parfois même, on a l’impression que les grands capitaines d’industrie inscrivent les titres de presse qu’ils ont rachetés dans une stratégie plus globale, et que la presse n’y est plus qu’une variable d’ajustement. Exemple : Patrick Drahi semble mettre ses titres (L’Express…) au service du sauvetage ou du développement de SFR.
Je n’ai pas de jugement sur la stratégie industrielle de Patrick Drahi. Il me semble même avoir une vision stratégique claire du développement de SFR, autour de la convergence.
Par contre, SFR Presse me semble avant tout pensé comme un outil au service de cette stratégie de convergence, et non comme un outil au service du développement de l’activité presse en elle-même.
La presse serait-elle différente avec des acteurs indépendants uniquement ?
Il ne me semble pas souhaitable qu’il n’y ait que des médias indépendants. Il est même plutôt sain que des industriels soient attirés par un investissement dans des entreprises de presse. Cela montre l’attractivité du secteur, et stimule la concurrence. Je ne suis pas dans une vision manichéenne. Il y a une complémentarité nécessaire entre les deux mondes, ils se stimulent. Notre objectif, en revanche, est de bien faire prendre conscience de la différence entre les deux, et de l’absolue nécessité, pour notre démocratie, qu’il existe une presse indépendance.
La France est en pleine période pré-électorale avec la présidentielle et les législatives qui arrivent en 2017. Qu’attendez-vous du prochain Président de la République ?
En 1945, la loi Bichet organisait le contrôle par les éditeurs de la filière de la distribution et imposait des règles égalitaires de distribution. Aujourd’hui, il n’y plus aucun contrôle sur la distribution numérique de la presse. Créer une loi Bichet à l’ère numérique, cela aurait du sens. La loi Bichet a promu une grande diversité. Comment gérer cette diversité à l’ère des algorithmes de Facebook, Google Actu et autres plateformes ? La question doit être posée.
Quel bilan dressez-vous des années Hollande ?
Sous Nicolas Sarkozy et François Fillon, il y a eu un apport massif d’aide à la presse. On est passé de 800 millions à 1.2 milliard d’aide mais cela n’a pas permis de réussir la transition vers le numérique. Les aides n’ont pas non plus empêché la perte d’indépendance et le rachat de titre par des groupes industriels.
Sous le mandat de François Hollande, il n’y a pas eu de remise en cause fondamentale du rôle des pouvoirs publics face au secteur. Le niveau d’aide a été maintenu et il n’y pas eu de réallocation majeure au service de notre secteur. Sous Hollande, la perte d’indépendance, le rachat de journaux ou de groupes de télévision par des acteurs tiers ont continué.
Toutefois, il y a une inflexion récente et positive qu’il faut souligner : le décret du 26 août 2016 a créé des bourses à l’émergence et modifie le fonds d’aide publique (Fonds stratégique de développement à la presse) en avantageant les petites entreprises. On parle de deux millions pour la bourse à l’émergence sur un total de 1.2 milliard.
Pour la première fois, les pouvoirs publics comprennent que le pluralisme, ce n’est pas juste l’aide aux acteurs en place mais aussi le fait de favoriser l’émergence de nouveaux acteurs. Les pouvoirs publics passent d’un rôle conservateur à un rôle plus créateur. Tant mieux.
Comment se positionne le SPIIL face à la qualification annoncée de Marine Le Pen au second tour de la Présidentielle ?
Le SPIIL est un syndicat professionnel qui a pour objectif d’aider ses adhérents qui sont des entreprises ou des associations de presse. Le SPIIL n’a pas du tout vocation à représenter des préférences politiques. Ce qui est important pour le SPIIL, c’est le respect de l’indépendance du producteur d’information. Tout pouvoir qui veut entraver l’indépendance de la presse ou fragiliser la presse indépendante verra le SPIIL protester.
Propos recueillis par Michel Taube
Vendredi 9 décembre 2016, le SPILL organisera la 7e journée de la Presse en Ligne (JPEL). Pour plus d’informations, cliquez ici