Internet véhicule un flot de fausses informations dont il est de plus en plus difficile de se défaire. L’ère des « fake news » sème le trouble et remet en cause la confiance accordée aux réseaux numériques.
Qui croire ? En 1916, l’écrivain italien et prix Nobel de littérature, Luigi Pirandello, faisait paraître sa pièce de théâtre « Chacun sa vérité » ou comment, dans une petite ville italienne, l’arrivée d’un fonctionnaire distant et taciturne provoque les spéculations les plus incroyables en créant deux clans : ceux qui croient le nouvel arrivant coupable de séquestrer sa belle-mère et sa femme et les autres qui reportent la folie sur la seule belle-mère, innocentant le fonctionnaire. A un moment clé de la pièce, deux personnages ont cet échange qui, au regard du débat actuel sur les fake news (fausses informations) qui envahissent internet, renvoi à la problématique du vrai et du faux, le second gagnant dangereusement du terrain sur le premier : « Mais alors, d’après vous, on ne pourrait jamais savoir la vérité ? … Alors, si on ne peut plus croire à ce qu’on voit et à ce qu’on touche ! »… « Mais si, madame, il faut y croire. Seulement, je vous dis : respectez ce que voient et ce que touchent les autres, même si c’est le contraire de ce que vous voyez et de ce que vous touchez vous-même».
Depuis les derniers suffrages au Royaume-Uni (Brexit) et aux Etats-Unis (élections présidentielles), le débat démocratique a porté sur le rôle des réseaux sociaux et la façon dont ces derniers influencent l’opinion publique. Avec la victoire de Donald Trump, Facebook ayant été au centre de toutes les critiques obligeant son fondateur, Mark Zuckerberg, à monter au créneau pour réfuter cette conclusion « dingue »[1] que le premier réseau social mondial avait influencé le vote du fait que les utilisateurs de ce réseau social sont effectivement moins enclins à cliquer sur des liens ou à lire des articles partagés si ces derniers ne correspondent pas à leurs opinions personnelles. Dit autrement, les algorithmes de Facebook ayant tendance à enfermer les utilisateurs dans des « univers numériques filtrés » proposant une vision du monde conforme à leurs croyances et à leurs convictions. Telle est la thèse défendue par la rédactrice en chef du Guardian publiée l’été dernier dans un long article sur la technologie et la vérité[2].
La faute aux seuls réseaux sociaux ?
Alors que les « fake news » colportées sur les réseaux sociaux ont perturbé la campagne électorale américaine, l’heure est à la mobilisation générale des géants du Net, des grands acteurs de la presse et des gouvernements pour tenter d’endiguer ce phénomène qui sape les principes démocratiques. Face à cela, les tentatives de réponses prennent des formes variées : appels au signalement de fausses informations par les utilisateurs Facebook grâce à un petit drapeau rouge[3] et à une modification de son algorithme[4] (Google ayant quant à lui développé un outil de « fast checking » au sein de Google News), création de pages internet dédiées à l’instar de Decodex[5] mise en ligne il y a quelques jours par Le Monde ou de l’initiative de CNN de recruter un journaliste intégralement dédié à démêler le vrai du faux[6]. De leurs côtés, les pouvoirs publics (en France, le ministère de l’Intérieur et les agences spécialisées) insistant pour rencontrer les représentants des GAFA afin de les inciter à prendre des mesures en prévision des futures élections du printemps[7]. Si les réseaux sociaux sont certes en première ligne pour agir contre ce fléau du « faux », d’autres voix se font entendre pour rappeler que c’est un ensemble de conditions convergentes qui sont aujourd’hui à l’origine de ces temps où il devient de plus en plus difficile de savoir qui dit la vérité[8]. Pour Jayson Harsin, universitaire américain spécialiste en communication, ces dérives seraient dues de la fragmentation des médias, du flot ininterrompu de l’information ainsi que des algorithmes qui organisent et « servent » l’information en fonction des lectorats. Pour Harsin, le « fast checking », cette pratique qui consiste à vérifier les arguments, ne peut endiguer ce règne du « faux » et partant cette remise en cause des médias « classiques » débordés par un tsunami de données dont il est difficile de contrôler la véracité. Et d’ajouter, qu’« il n’y aurait plus de vérité vérifiable, notamment parce qu’il n’y a plus d’autorité de confiance ».
Que faire ?
Sans négliger la portée des récentes initiatives des acteurs du numérique, des médias et des autorités politiques destinées à éveiller les consciences numériques des internautes citoyens tout en mettant en place des outils de contrôle, faisons le pari que la technologie, souvent vue comme la seule coupable, pourrait aussi faire partie de la solution des errements qu’elle enfante. De quelle façon ? Pour quelques chercheurs spécialisés sur les sujets d’intelligence artificielle, il devrait être possible de créer des moteurs de recherche générant des résultats triés en fonction des arguments « pour » et « contre » ; sorte de cartographie des controverses, telle qu’enseignée à Science-Po[9]. D’autres[10] estimant que de futurs logiciels seraient à imaginer pour automatiquement procurer à leurs utilisateurs des arguments destinés à lutter contre la propagation d’informations fallacieuses en analysant au passage la tonalité des arguments utilisés. Loin de toute technophilie béate se basant sur la seule capacité des machines à résoudre nos maux, l’essentiel, et c’est tant mieux, reste et en revient à l’Homme. A charge pour ce dernier de s’informer en citoyen éclairé et de confronter ses opinions pour ne pas s’enfermer dans une vision manichéenne. Bref, de faire le pari que la raison ne triomphe qu’en étendant son empire.
Philippe Boyer
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Notes
[1] http://www.lemonde.fr/pixels/article/2016/11/11/accuse-d-avoir-influence-l-election-americaine-facebook-se-defend_5029769_4408996.html
[2] https://www.theguardian.com/media/2016/jul/12/how-technology-disrupted-the-truth
[3] http://www.directmatin.fr/monde/2016-12-16/facebook-va-signaler-les-fausses-informations-avec-un-petit-drapeau-rouge-744823
[4] http://www.lesechos.fr/02/02/2016/lesechos.fr/021666008760_facebook-modifie-l-algorithme-de-son-fil-d-actualite.htm
[5] http://www.lemonde.fr/verification/
[6] https://www.vice.com/en_us/article/cnn-is-hiring-a-real-reporter-to-investigate-fake-news-vgtrn
[7] http://lexpansion.lexpress.fr/high-tech/presidentielle-et-fake-news-les-autorites-veulent-rencontrer-facebook-google_1871774.html
[8] http://onlinelibrary.wiley.com/doi/10.1111/cccr.12097/abstract
[9] http://www.medialab.sciences-po.fr/fr/projets/teaching-controversy-mapping/
[10] https://www.newscientist.com/article/mg23130903-100-rhetorical-devices/