Dans deux affaires de fait religieux au travail, la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) avait été saisie par une salariée de l’entreprise française Micropole Univers, et une autre de l’entreprise belge Secure Solutions, toutes deux empêchées de porter le voile islamique, ce qu’elles considéraient comme une discrimination au regard des dispositions de la directive 78/2000/CE.
Après une longue période de tergiversations, la CJUE a tranché en rendant un « avis » dans chacune de ces affaires, avis qui s’impose en réalité au juge national. Comme à l’accoutumée, la CJUE a publié des communiqués de presse résumant lesdits avis, dont il ressort qu’interdire le voile islamique ne constitue pas une discrimination directe… sans toutefois exclure que le juge national puisse y voir une discrimination indirecte !
Quelle est donc la différence ? Cela nous oblige à un rapide détour par la fameuse directive 78/2000/CE, et plus précisément son article 2 :
« Une discrimination directe se produit lorsqu’une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre ne l’est, ne l’a été ou ne le serait dans une situation comparable, sur la base de l’un des motifs visés à l’article 1er ».
« Une discrimination indirecte se produit lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes d’une religion ou de convictions, d’un handicap, d’un âge ou d’une orientation sexuelle donnés, par rapport à d’autres personnes, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un objectif légitime et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires… »
La Cour précise dans son communiqué que « la volonté d’un employeur d’afficher une image de neutralité vis-à-vis de ses clients tant publics que privés est légitime, notamment lorsque seuls sont impliqués les travailleurs qui entrent en contact avec les clients. En effet, ce souhait se rapporte à la liberté d’entreprise, reconnue par la Charte…. L’interdiction de porter un foulard islamique, qui découle d’une règle interne d’une entreprise privée interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, ne constitue pas une discrimination directe fondée sur la religion ou sur les convictions au sens de la directive ».
Après ce coup de barre (juridique) en faveur de la liberté de l’entreprise d’imposer la neutralité à ses salariés, les honorables magistrats européens ont tempéré leur ferveur libérale en soulignant que « la volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits du client de ne plus voir ses services assurés par une travailleuse portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de la directive ».
Là, ce n’est pas seulement sur le concept de discrimination indirecte que s’appuie la cour, mais aussi sur l’article 4 de la directive qui autorise une « différence de traitement » si une « exigence professionnelle essentielle et déterminante » le justifie, le tout dans le respect de la proportionnalité chère à toute législation du travail. En l’espèce, l’allergie du client au voile islamique ne serait pas une exigence professionnelle essentielle et déterminante.
Interdire le voile est discriminatoire. Imposer la neutralité des salariés en contact avec les clients ne l’est pas.
Quel enseignement peut-on en tirer ? Quelle va finalement être l’issue du litige ? Et d’abord, qui va le trancher ? La balle est renvoyée au juge national sur l’interprétation de la notion de discrimination indirecte. Dans l’affaire concernant l’entreprise française Micropole Univers, il reste à savoir si la Cour de cassation sifflera la fin de la partie, ou si elle passera à son tour la balle (ou la patate chaude !) au juge du fond. Dans cette seconde hypothèse, force est de constater que la Cour d’appel a déjà tranché, et en faveur de l’entreprise. La Cour de cassation pourrait aussi renvoyer l’affaire devant une autre Cour d’appel, pour être à nouveau jugée sur le fond, en intégrant bien évidemment l’avis de la CJUE.
Faisons un peu de prospective juridique, aux conséquences potentiellement considérables sur la place du fait religieux en entreprise : la CJUE semble considérer que suivre les avis des clients gênés par le voile pourrait relever de la discrimination indirecte et ne constitue pas une exigence professionnelle essentielle et déterminante. Car après tout, céder à ce que l’on appelle parfois la discrimination par procuration permettrait au client de refuser de traiter avec des femmes, des homosexuels, des tatoués, des gros, des maigres, des handicapés…
En revanche, la cour européenne admet qu’une entreprise peut imposer la neutralité à ses salariés en contact avec la clientèle, par le biais d’un règlement intérieur. L’obligation de neutralité serait religieuse, politique et philosophique. Jusqu’alors, hors motifs d’hygiène ou de sécurité, imposer la neutralité n’était possible que dans de rares hypothèses rappelées par le Cour de cassation dans l’affaire Baby-loup : partiellement dans le domaine de la petite enfance et au sein d’entreprises ou associations de tendance (par exemple une association de promotion de la laïcité).
On imagine mal les juridictions nationales se démarquer de l’avis de la CJUE, qui s’impose à elles. Rappelons que dans l’affaire Micropole Univers, le conseil des prud’hommes, puis la Cour d’appel, avaient déjà donné raison à l’employeur.
La loi du 8 août 2016 permet à l’entreprise d’insérer une clause de neutralité dans son règlement intérieur, mais pas de manière globale pour tous les salariés en contact avec les clients. Dans le guide susvisé, il est indiqué : « Lorsque les motifs de la restriction tiennent à l’image ou aux intérêts commerciaux de l’entreprise, la question fait encore débat. La jurisprudence n’est pas définitivement fixée sur ce point ». Voici qui est (presque) fait, et pas dans le sens souhaité par le ministère. S’il parait acquis que si la discrimination par procuration a peu de chance d’être avalisée, les intérêts commerciaux de l’entreprise, en la forme d’une obligation générale de neutralité en matière de relation clientèle sont pris en compte par la plus haute juridiction de l’Union européenne. Sur ce point, la jurisprudence plus restrictive de la Cour de cassation semble caduque, avec pour conséquence la nécessaire révision du guide que le ministère du travail a récemment consacré au fait religieux dans l’entreprise privée.
En outre, les avis de la CJUE (celui rendu à propos d’une entreprise belge va dans le même sens) pourraient ouvrir la voie à une réforme législative. La France sera bientôt dotée d’une nouvelle direction politique, mais celle-ci devra également se plier à la jurisprudence de la CJUE. Aucune loi ne peut être contraire aux textes de l’Union européenne. C’est pourquoi le 14 mars 2017 marque un tournant dans la liberté accordée aux entreprises de contenir ou interdire les manifestations d’appartenance religieuse, mais aussi politique ou philosophique, dès lors qu’elles pourraient contrarier leurs intérêts commerciaux.
Raymond Taube
Directeur de l’Institut de Droit Pratique