Un juge n’est pas médecin ou architecte. Il n’a pas le savoir nécessaire pour évaluer la cause technique ou la gravité d’un désordre. Quel est le « taux d’incapacité partielle » de la victime d’un accident ? Quelle est la cause des infiltrations dans un mur ? Pourquoi ce lave-vaisselle tombe-t-il si souvent en panne ? Quel parent peut-il mieux s’occuper des enfants ?…
Le réflexe du juge est donc de chercher les informations qui lui permettront de prendre la décision la plus juste. Ainsi ordonnera-t-il « une mesure avant dire droit », à plus forte raison lorsqu’une des parties la demande. D’aucuns diraient que le juge déploie une sorte de parapluie à la moindre chicanerie technique, renvoyant à l’expert la responsabilité de trancher le litige. Car si, juridiquement, le juge n’est pas lié par le report d’expertise, en pratique, il entérine presque systématiquement ses conclusions. Inverser la vapeur de la machine judiciaire est une tâche quasi impossible pour l’avocat de celui à qui le rapport d’expertise est défavorable. Il pourra solliciter une contre-expertise, notamment dans le cadre d’une procédure d’appel, mais il partira avec un handicap considérable et souvent irréversible, un véritable boulet dont il sera bien difficile de se libérer.
Lors de l’expertise judiciaire, il peut être utile d’être accompagné d’un technicien, un homme de l’art qui saura dialoguer avec l’expert désigné par le juge bien mieux que ne le ferait l’avocat. L’idéal est même de choisir ce technicien parmi les experts judicaires dont la liste est accessible sur les sites des différentes cours d’appel, voire d’un expert près de la Cour de cassation. En effet, ces experts judiciaires officient également à titre privé : par exemple, un médecin expert n’est qu’accessoirement expert judiciaire. Il est d’abord médecin, et souvent même chef de service.
Cette coopération entre juriste et technicien peut aussi avoir pour vertu de contrecarrer la propension naturelle de certains experts à défendre leurs confrères dont la responsabilité est en cause. Prenons l’exemple d’un chirurgien dont un patient est décédé durant son intervention : l’expert désigné par le juge, n’étant pas lui-même à l’abri d’une erreur en bloc opératoire, pourrait être tenté de disculper son confrère, si le doute lui en laisse la possibilité. Toutes les professions sont concernées, le corporatisme étant caractéristique de notre pays, parfois même à l’excès.
Ces propos feront sûrement bondir quelques experts, la vérité n’étant pas toujours agréable à entendre. Qu’ils bondissent en se remémorant la triste affaire d’Outreau : des notables avaient été accusés de pédophilie, à la suite de propos relayés par des enfants manipulés. Visiblement convaincu de détenir LA vérité scientifique, l’expert psychologue n’avait à aucun moment détecté le mensonge. « Quand on paye des expertises au tarif d’une femme de ménage, on a des expertises de femme de ménage », avait-il déclaré à la presse, pour justifier le désastre auquel il avait largement contribué. Outre le fait que cela n’est guère sympathique pour les femmes de ménage, ces propos révèlent un mépris grave pour le justiciable, dont on peut détruire la vie, par défaut de conscience professionnelle, ou excès d’arrogance.
Bien entendu, il ne s’agit pas de jeter l’opprobre sur tous les experts qui, comme tout humain, ont leurs faiblesses. Il va de soi que le risque de partialité (qui n’exclut pas les juges, ne leur en déplaise) est plus important sur un problème de « garde » d’enfant que sur un litige relatif à des malfaçons techniques. Mais, en toute matière, se faire assister, coacher, par un expert privé, est un investissement presque toujours largement rentabilisé, et évite parfois même de s’engager dans un procès perdu d’avance.
Auteur : Raymond Taube