La sémiologue décrypte le phénomène Marine Le Pen.
Analyste du langage verbal et non verbal (www.analysedulangage.com), auteure de « Déjouez les manipulateurs – l’art du mensonge au quotidien » (Ed. nouveau Monde, 2016), la sémiologue répond à Opinion Internationale
Y a t-il une séduction Marine Le Pen ?
Oui mais pas plus qu’il n’y en a eu chez les autres candidats. Prenez un Sarkozy ou un Montebourg, ils savent tous deux très bien jouer avec les codes de la séduction. Concernant Marine Le Pen, il est notable qu’elle use très peu de sa féminité (des tenues vestimentaires amples, très peu d’œillades, ni d’inclinaisons de tête, notamment). Est-ce pour cela que son physique fait assez peu, finalement, l’objet de commentaires dans les médias ? Je me souviens d’une Ségolène Royale dont les robes ou les cheveux lâchées avaient fait grand bruit…
En effet, il y a chez Marine Le Pen, une forme de virilité active. Elle sait jouer de ce physique imposant en taille. C’est une candidate très incarnée, dans son corps et jusqu’au timbre de sa voix qu’elle pose gravement. Elle a sans doute compris qu’être une femme dans une société encore phallocrate n’allait pas l’aider… (Cf. le rapport 2011 de la Commission Ministérielle Image des Femmes dans les médias, qui montre que 80% des experts vus à la télé sont des hommes, et que le stéréotype les femmes bavardent pendant que les hommes parlent est toujours d’actualité). D’ailleurs dans les mots, Marine Le Pen ne s’autorise que très rarement à parler de ce statut différenciant par rapport aux autres candidats. Son « je suis aussi une femme » n’apparaît que fugacement lorsqu’elle parle du port du voile, et encore. Elle ne va pas sur les territoires féministes, tout comme une Thatcher ou une Merkel ont abhorré ces enjeux sociétaux.
Cependant, il est certain que d’un point de vue plus profond, enfoui, symbolique sinon inconscient, Marine Le Pen capitalise sur l’archétype de la mère nourricière et protectrice, « au nom du peuple ». Dans son dernier clip de campagne, on la voit ainsi naviguer et maintenir le cap sur une mer apaisée, métaphore de la Mère Patrie avec laquelle elle entre en symbiose. Marine devient Marianne.
Qui est vraiment Marine le Pen ?
A mon sens, si l’on ne devait choisir qu’un seul adjectif pour la dépeindre ce serait : stratège. Pour sa grande capacité d’adaptabilité tout d’abord : à toutes les situations et à tous les interlocuteurs. Mais surtout elle sait entrer en phase avec les attentes de son public. Elle vibre avec la doxa, ce qui en fait un des meilleurs rhéteurs de sa catégorie.
Pour sa dimension multiple et caméléon ensuite. Elle arrive à faire oublier les pires paradoxes : dynamique et projective en étant à la tête du parti le plus conservateur, à la fois héritière et proche des « sans dents » ou de « la France qui se lève tôt », à la fois femme-mère-protectrice et homme-a-la-stature.
Enfin, fine stratège dans sa gestion des outils de la communication : son clip de campagne du premier tour digne des plus grandes épopées (sons hollywoodiens, structures répétitives, place majeure du héros et valeurs fortes partagées), un symbole fort de ralliement (la rose bleue qui a pris la place de la rose rouge du PS), et des meetings-show à l’américaine.
Marine Le Pen est donc finement brillante et moins « brute » que son physique ou ses mots ne pourraient le laisser penser. La dédiabolisation a donc bien eu lieu. Là où sa nièce Marion Marchal Le Pen continue d’effrayer.
Dans ses mots, Marine Le Pen cultive le culte de la personnalité et le rapprochement à Marianne. Le pronom personnel le plus employé est le « je », qui prédomine tous ses discours. Elle a exclu le participatif. Dans son clip de campagne, par exemple, on compte un peu moins de 30 « je » pour 3 « nous » et 3 « vous ». C’est donc bien la femelle alpha qui se positionne et dirige la meute. En approche neuro comportementale, on parle d’un positionnement grégaire dominant. Il est aussi observable que les mots qui renvoient à la Nation, à la France, à la Patrie sont une trentaine. Il y a donc une exacte symétrie entre l’incarnation de Marine Le Pen et l’incarnation de la France. Concernant ce populisme, c’est sans doute ici que commence et s’arrête la comparaison avec Jean-Luc Mélenchon. En effet, son « au nom du peuple », rappelle le « Prenez le pouvoir » de Mélenchon, que l’on pouvait observer posant tel Staline (affiche de campagne de Mélenchon en 2012). Tous deux sont des espèces de « monstres sacrés » indispensables à l’existence même de leur parti. Sans eux, il n’y a plus rien.
La lepénisation des esprits n’est-elle pas aussi la cause de son succès ?
Je ne peux qu’adhérer à ce constat. Il y a un postulat très fort en linguistique selon lequel les catégories sémantiques construisent notre rapport au réel. Ces débats entre nominalistes et réalistes alimentent la philosophie du langage depuis des siècles. Kripke écrivait : « chacun a entendu parler du Saint Empire romain, qui n’était ni sain, ni romain, et n’était pas un empire. » (La Logique des Noms Propres, Editions de Minuit). Dans une logique constructiviste, en modifiant le nom d’une chose, vous modifiez votre regard sur cette même chose. Les mots ont bel et bien ce pouvoir sur notre réalité. Mais on l’oublie, car nous apprenons le langage dès notre plus jeune âge, donc « ça va de soi » l’usage des mots. Mais derrière cette fausse banalité, se cache un enjeu crucial : celui de pouvoir séduire et convaincre pour faire passer à l’action.
Faites disparaître le terme « lepénisation des esprits », et la réalité qui va avec disparaît également. Cela ne veut pas dire que le phénomène n’existe plus. Cela veut dire que votre perception de ce même phénomène a changé. Le connoté très négatif de cette expression fait donc place à une perception plus agréable : « la France bleue Marine » en 2012 (métaphore patriotique que l’on retrouve également dans le domaine sportif avec « les Bleus »), et « Marine Présidente » en 2017 où l’énoncé se veut performatif, c’est-à-dire agissant sur le réel avec une action déjà réalisée (Marine n’est pas candidate, elle est déjà Présidente).
Les journalistes ont-ils su appréhender le phénomène Marine et ne sont-ils pas tombés dans ce que j’appelle le grand bluff Marine ?
La question est complexe. Soit on considère que le FN est représentatif d’une partie de la population, c’est donc un parti républicain : il a donc droit au chapitre comme les autres. Et à ce moment là, l’éthique journalistique n’implique aucun traitement de faveur ni de défaveur. Soit on considère que ce parti est dangereux, de part son historicité notamment : il doit être traité différemment. C’est ce qui avait été fait jusque là. Mais dans un contexte où le complotisme est ambiant, difficile de continuer dans cette voix sans ajouter de l’eau au moulin du FN. Le traitement journalistique, dans sa tiédeur, est donc le reflet de cette acceptation.
Etait-ce évitable ? Pas certain. En revanche, était-il nécessaire d’accentuer la pipolisation de la candidate ? La réponse est non. L’Ambition Intime prônée par Karine Le Marchand aura été d’un bénéfice immense. En offrant un autre visage à voir, moins « pudique » pour reprendre ses termes, Marine Le Pen a compris qu’elle entrait dans les foyers français de la meilleure des façons : d’égale à égal.
Dès lors, comment les journalistes pourraient la traiter en plateau ? En allant sur le même terrain qu’elle. C’est-à-dire en la confrontant à ses paradoxes et contradictions, quitte à entrer dans l’attaque ad hominem ? Il y a une citation de Chomsky que j’affectionne particulièrement : « Si nous avions un vrai système d’éducation, on y donnerait des cours d’autodéfense intellectuelle ». Sans doute la formation des journalistes sur les outils sémantiques et rhétoriques, armes d’argumentation massives, devraient déjà être rigoureusement et linguistiquement transmis.
Le Pen peut-elle devenir présidente de la République ?
Beaucoup pense qu’elle ne passera jamais, qu’il y aura un sursaut de dernière minute que l’on pourrait nommer « effet 21 avril ». D’autres pensent que c’est l’épouvantail que l’on agite, pour permettre à la droite ou à la gauche de passer. Si la probabilité est faible, elle reste présente. De ce point de vue, les statistiques de Serge Galam, physicien, ont de quoi inquiéter : l’abstention inavouée pourrait faire gagner la candidate. Cela rappelle le scenario du crash d’avion, ou encore dite « théorie du Fromage Suisse ». La probabilité d’un crash aérien est équivalente à la probabilité qu’on puisse tirer un trait linéaire qui traverserait tous les trous d’une tranche de ce fromage. Autrement dit, un élément à lui seul ne suffit pas à provoquer l’accident, c’est la succession d’incidents inopinés qui le créent. Il en est de même pour le succès de Marine Le Pen aux élections présidentielles : un climat anti-européen mis en lumière par le Brexit, le succès du populisme au sein de la plus grande puissance mondiale et américaine, des guerres fratricides aux portes de l’Europe, un rejet diplomatique de la Russie, un déni de magouilles dans l’un des principaux partis, voici une liste non exhaustive de ces incidents mineurs, qui, combinés entre eux, amèneront bien des surprises.
Quant aux mots et aux images, cette réécriture permanente de l’Histoire, qui va du négationnisme du père Le Pen dans ses formes les plus brutales, aux glissements sémantiques de la fille Le Pen, dans ses formes les plus discrètes, ne rappelle-t-elle pas ce personnage orwellien, esclave du Ministère de la Vérité ? Que restera-t-il de l’héritage historique du FN dans 10 ans, dans 20 ans ?
Propos recueillis par Michel Taube
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