Originaire de Shanghai, Jérémie NI est arrivé en France en 1988 pour y poursuivre ses études à l’ESSEC. Il a fondé ChinForm en 2004. Cette institution rassemble un grand nombre de Chinois formés en France (avec plus de 45.000 membres) et propose un service de recrutement pour les entreprises françaises qui souhaitent s’implanter en Chine. Il gère également un centre de formation qui aide les cadres français à mieux collaborer avec leurs partenaires chinois.
Très écouté par les plus grands chefs d’entreprises chinois, il livre à Opinion Internationale sa réflexion sur les valeurs de la Chine qui sous-tendent largement les relations commerciales.
Entretien dans le cadre de la rubrique «Les routes de la Chine» consacrée aux valeurs et aux décideurs de l’Empire du Milieu et aux partenariats que la Chine et l’Europe, et plus particulièrement la France, peuvent développer dans l’intérêt de la communauté internationale.
Opinion Internationale : M. Ni, vous est un Chinois de Paris. Vous vivez en France depuis 1988 si je ne me trompe pas. Qu’a représenté pour vous la visite du président de la République de France en Chine il y a quelques jours ?
M. Ni : Ce fut une visite très importante pour nos deux pays. C’est d’abord l’image personnelle du président Macron qui représente la jeunesse, le dynamisme et le renouveau du pays. C’est en soi un message. Par ailleurs, la Chine est un pays dynamique qui présente d’énormes opportunités pour les entreprises françaises qui cherchent de nouveaux marchés et détiennent un grand nombre de savoir-faire dont ont besoin les Chinois. De ce point de vue, cette visite a bien sûr eu pour objectif de créer des opportunités bénéfiques pour les deux parties.
Les Français ont un regard particulier sur la Chine. Il y a un livre très célèbre d’Alain Peyrefitte qui s’appelle Quand la Chine s’éveillera qui a été écrit en 1973. Aujourd’hui, la Chine s’est éveillée en devenant l’une des plus grandes puissances mondiales. Pensez-vous que les Français comprennent la Chine ?
Comprennent, je n’en suis pas certain car pour comprendre la Chine il faudrait comprendre les valeurs de la culture chinoise qui irriguent toute de la société chinoise. A vrai dire, aujourd’hui beaucoup de Français ne sont pas forcément intéressés par la Chine. Regardez, il y a beaucoup de jeunes Chinois qui parlent le français, tandis qu’il y a encore très peu de Français qui parlent le chinois. Pour quelle raison ? De plus en plus de jeunes Chinois sont intéressés par la France et font donc d’énormes efforts pour apprendre cette langue. L’inverse n’est pas encore tout à fait vrai. Cela étant, grâce notamment à l’attraction du marché chinois, je suis sûr que de plus en plus de jeunes Français se mettront à apprendre et à parler le chinois.
En matière de vision du monde, quels sont selon vous les éléments communs, et éventuellement de désaccords, entre Chinois et Français ?
Nous avons de nombreux points communs. Je commencerais par nos valeurs spirituelles dont celle de la compassion. Il s’agit d’une valeur commune entre nos deux cultures. En Chine, avec le confucianisme, le message est le même que dans bon nombre de religions occidentales. Par ailleurs, les valeurs de traditions familiales, de continuité et de solidarité entre parents et enfants sont au cœur de la culture chinoise. C’est bien sûr ce qui existe aussi en Occident mais qui ne s’exprime pas forcément de la même façon.
Qu’est-ce qui fascine les Chinois qui viennent en France ? Au-delà de la gastronomie, du luxe, du savoir-vivre français, y a t-il autres chose ?
La Chine s’ouvre au monde. L’histoire de ces derniers siècles a fait que la Chine s’est toujours considérée comme étant au centre du monde. Ne parle t-on pas de l’Empire du Milieu ? A l’inverse, la Chine a aussi été délaissée par le monde occidental. Cette histoire a donné naissance à une admiration forte pour l’Occident. La France occupe une place à part du fait de sa culture, de son passé millénaire et de son dynamisme. La France, c’est à la fois la stabilité sociale, le modèle politique du pays ainsi que la culture. Ce tout forme un ensemble inspirant en termes d’idées nouvelles. Cela ne signifie pas que nous allons copier complètement le modèle français mais il est très inspirant.
A l’inverse, qu’est-ce qui, à votre avis, fascine les Français en Chine ?
Je dirais que les Français sont des gens très attirés par la culture. Il suffit de voir la passion des Français pour l’Égypte, par exemple. Or la Chine, c’est 2500 ans d’histoire. Depuis des millénaires, chaque dynastie s’est appuyée sur le confucianisme en tant que base de la pensée sociale. Pour les Français très intéressés par la culture, la pensée et la philosophie, la Chine est un fantastique pays qui rassemble toutes ces dimensions.
Vous avez évoqué à plusieurs reprises le confucianisme. Figure également le taoïsme. Pouvez-vous résumer en quelques mots cette philosophie ?
La culture chinoise est basée sur trois piliers philosophiques qui irriguent toute la société en permanence. Le premier pilier, c’est le confucianisme développé par Confucius il y a près de 2500 ans. Confucius précise la place de l’Homme dans la société, à la fois à l’échelle de l’individu mais aussi de l’organisation politique de la société. Ainsi, parle-t-il de compassion pour le peuple de la part du gouvernant, gage de pérennité. L’autre message de Confucius, c’est l’éducation. Celle-ci devant être réservée à tout le monde et pas uniquement aux plus aisés. Par ailleurs, l’éducation doit être permanente pour se parfaire.
A côté du confucianisme figure le taoïsme, qui est à la source de la théorie du Yin et du Yang. Les messages du maître taoïste sont simples : le premier, c’est que le monde est toujours composé de deux forces opposées, noir et blanc, haut et bas… Autrement dit, rien n’est tout blanc, rien n’est tout noir, tout est toujours un subtil mélange. En complément, le taoïsme s’en remet aux forces de la Nature. Ce sont elles qui sont les plus puissantes à l’exemple de l’océan. Pour être fort dans la vie, il faut avoir une certaine humilité tout comme l’océan. Il faut commencer par le bas. Et cela vous donne une force incroyable. L’autre principe, c’est que le monde est en mouvement perpétuel puisque tout change constamment. En conséquence, il n’y a pas de vérité unique. Ce qui est important dans la vie, ce n’est pas d’aller chercher la vérité puisque le monde change sans cesse. Ce qui compte vraiment c’est d’entretenir une forme de bienveillance à l’égard de l’autre afin d’aller chercher le meilleur en lui.
Le troisième pilier c’est celui du bouddhisme. Le bouddhisme est apparu en Inde il y a à peu près 2500 ans. Il fut introduit en Chine il y a 2000 ans. Le message du bouddhisme, c’est aussi la compassion pour les autres et le fait de réaliser de nombreuses petites choses qui participent à l’harmonie.
孝
Prenons un exemple : vous dites qu’en Chine la famille est très importante. Que voulez-vous dire ?
Oui en effet. L’idéogramme du mot respect inter-générationnel est un dessin qui montre la maman sur le dos de l’enfant 孝. Confucius dit « dans le monde il y a cent vertus, la première c’est le respect des enfants vis-à-vis de leurs parents ». Toute la société est basée sur ce principe. Juste un exemple qui illustre cette idée avec cette petite histoire que l’on raconte aux enfants : un paysan chinois a attrapé une anguille et la place dans la casserole pour en faire une soupe. Au bout d’une heure, il ouvre le couvercle pour voir si son plat est cuit. Il voit que son anguille gît le ventre vers le haut flottant comme elle peut au-dessus de l’eau bouillonnante. Il réalise que ce poisson portait des œufs dans son ventre et que l’animal s’est sacrifié pour sauver sa progéniture.
Dans la culture chinoise, on pense que cet amour est absolu et qu’il y a toujours cette hiérarchie entre les parents et les enfants alors qu’en Occident on cherche par tous les moyens l’égalité et du coup la cellule de famille s’en trouve affaiblie. Je ne dirais pas que la notion chinoise est meilleure que la notion occidentale, mais tout au moins cela crée une réflexion, un débat, sur cette notion d’égalité forcée et forcenée qui tend à rendre les gens malheureux.
Est-ce que ces trois piliers, le confucianisme, le taoïsme et le bouddhisme sont présents dans le business ? Pour dire les choses autrement, diriez-vous que ces trois piliers de la société chinoise inspirent le commerce en Chine ? Pour ceux qui veulent faire du commerce avec la Chine, comment appréhender ces valeurs qui peuvent être vues comme très générales et abstraites ?
Toutes ces valeurs ne sont pas abstraites du tout. En fait, il y a plusieurs facettes. La première, c’est que chaque Chinois est influencé par ces trois piliers. Dans son comportement, un Chinois se montrera plus modeste, plus reculé et plus hésitant qu’un Occidental. Dans la négociation avec un Chinois, souvent le Français est troublé par le comportement asiatique qui hésite beaucoup, qui n’est pas très net dans ses opinions, du coup, on a l’impression que les Chinois font des cachotteries et essaient de dissimuler leurs positions. En fait, ce n’est pas ça. C’est simplement que le Chinois se réfère à un autre système de valeurs, de règles et de comportements. Il est discret, il réfléchit et mûrit sa décision avant de s’exprimer vraiment. C’est pourquoi il est important de comprendre cette philosophie pour développer une vraie relation de confiance avec les Chinois.
D’autre part, ces valeurs aident les Chinois à s’adapter très vite, et cela au grand étonnement des Occidentaux. Les Chinois arrivent à concilier leurs valeurs ancestrales avec les méthodes occidentales. Ce mix fait qu’ils sont très efficaces dans les affaires.
Que dites-vous à des Français qui hésitent à aller investir en Chine ? Certains sont effrayés à l’idée que les Chinois puissent capter leur savoir-faire.
Conquérir un marché étranger est toujours difficile. Comme dans n’importe quel autre pays, un investissement ailleurs que chez soi doit se préparer pour voir quel est son avantage, le marché potentiel pour le produit… Evidemment, la Chine n’est plus comme il y a 10 ans. Ceci dit, c’est un pays sûr où on peut investir sans crainte. Mon conseil, c’est de prendre un peu de temps et de bien analyser les avantages relatifs que vous avez sur le marché chinois.
Le marché chinois est-il difficile à pénétrer ? Je pense à des entreprises françaises comme Peugeot qui a récemment perdu de fortes parts de marché. Comment analysez-vous ces problèmes d’implantation ?
Puisque que vous parlez du secteur de l’automobile, c’est aujourd’hui un marché très ouvert à tous les constructeurs. Volkswagen est arrivé en Chine en 1984, Peugeot en 1985 et GM en 1995. L’année dernière, Volkswagen a vendu 4 millions de voitures, GM 4,2 millions alors que PSA moins d’un million. Ces chiffres traduisent sans doute le fait que les modèles de PSA, aussi performants soient-ils, ne correspondent pas exactement à la demande du public. Les Allemands, les Français … sont tous confrontés à la différence culturelle qui se traduit dans des choix plus ou moins heureux en termes de produit, de distribution ou de marketing…
Quels sont les marchés sur lesquels les Français peuvent gagner des parts de marché aujourd’hui en Chine ?
Beaucoup de sociétés françaises ont très bien réussi sur le marché chinois. Je pense notamment à Airbus accompagnés de nombreux équipementiers aéronautiques, ou Schneider Electric.
Quels sont les marchés d’avenir en Chine ?
Il n’y a pas de réponse toute faite. Tout dépend du produit ou du service à vendre. Potentiellement, le marché chinois est immense et peut intéresser des PME-PMI de toutes tailles quel que soit le secteur : santé, pharmaceutique, intelligence artificielle…
La Chine est-elle encore «l’atelier du monde » ou mise-t-elle sur les nouvelles technologies ?
La Chine a une population de 1,4 milliard de personnes depuis à peu près 30 ans. Géographiquement, c’est la région côtière qui s’est le plus développée. Au milieu et à l’ouest du pays, s’il reste encore de nombreuses régions qui peuvent rester ou devenir cet « atelier du monde », aujourd’hui le gouvernement chinois s’oriente beaucoup plus vers l’innovation centrée sur la haute technologie. Beaucoup de moyens financiers sont mis pour développer ces activités ou pour acquérir de grandes sociétés occidentales.
Est-ce qu’il y a un proverbe chinois qui pourrait, selon vous, inspirer un chef d’entreprise français qui voudrait aller conquérir le marché chinois ?
Je dirais que c’est un proverbe pour Emmanuel Macron qui a récemment fait le voyage. Confucius dit que « l’ami vient de loin, quelle joie ». C’est donc pour lui dire que le peuple Chinois a été honoré de la venue du président français qui vient de si loin.
Propos recueillis par Michel Taube. Avec Daisy Ding et Philippe Boyer.