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12H09 - mercredi 24 janvier 2018

« Nous sommes ouverts au dialogue » : Entretien exclusif avec Cheikh Mohammed bin Abdulrahman Jassim Al Thani, Ministre des affaires étrangères du Qatar, par Michel Taube

 

La tension est-elle montée d’un cran dans le Golfe ? Une Tunisie prise en tenailles entre les Emirats arabes unis et le Qatar sur fond d’interdiction imposée aux femmes tunisiennes de voyager sur la compagnie Emirates du 27 décembre au 4 janvier dernier… Un cheikh du Qatar retenu aux Emirats puis «exfiltré» au Koweït. Des avions de ligne interceptés en vol. Une carte de la région expliquée aux enfants dans le nouveau Louvre Abu Dhabi qui efface le Royaume du Qatar – elle a été remplacée entre temps sous la pression internationale (en matière de diplomatie culturelle, on peut faire mieux)…

Le blocus du Qatar, imposé début juin 2017 par une coalition réunissant l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis, l’Egypte et Bahreïn, se poursuit malgré des tentatives de médiation officielle (Koweït) et officieuses restées vaines pour le moment.

Opinion Internationale a rencontré Sheikh Mohammed bin Abdulrahman Jassim Al-Thani, Vice Premier Ministre et Ministre des affaires étrangères du Qatar pour un entretien exclusif sur le blocus.

Cet entretien inaugure la rubrique «In the middle», consacrée aux crises qui secouent le Moyen-Orient et aux passerelles et solutions qui permettraient de stabiliser la région, d’en expliquer les mystères et les coulisses et de lutter plus efficacement contre le terrorisme et ses racines idéologiques.

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FR :

Opinion internationale : Merci d’accorder cet entretien à Opinion internationale sur le blocus que connaît votre pays depuis le 7 juin 2017. Je voudrais évoquer en premier lieu les conséquences du blocus sur la population, notamment en matière d’approvisionnement et d’inflation ?

Cheikh Mohammed bin Abdulrahman Jassim Al Thani : Comme vous avez pu le constater par vous-même, la situation est tout à fait normale. Il n’y a pas de problème d’approvisionnement et nous continuons à vivre sans problèmes particuliers.  La situation est identique en matière de sécurité, ainsi que pour les entreprises qui continuent à travailler normalement, comme les services publics.

Nous avons cependant deux problèmes importants : la question sociale tout d’abord parce qu’il y a des familles qui sont tiraillées en raison du blocus. Et sur la question des droits de l’homme parce que cela a créé des problèmes au sein de familles à la fois qataries et issues d’autres pays du Golfe. Des Qataris ont vu leurs affaires bloquées dans les pays voisins et même pour les étudiants leur situation est très compliquée.

L’autre aspect, c’est d’une façon générale l’atmosphère régionale qui s’est beaucoup dégradée et qui a même donné lieu à des attaques internet contre notre pays. Nous avons constaté une véritable promotion de la haine contre le Qatar par les médias des pays qui soutiennent le blocus. Et puis il y les enjeux de sécurité entre les pays du CCG (Conseil de coopération du Golfe) avec lesquels nous avions une coopération ancienne dans la lutte anti-terroriste. Tout cela est aujourd’hui à l’arrêt parce que nos représentants ne peuvent plus participer aux réunions de coordination au sein du CCG.

OI : Je voudrais revenir sur la situation des familles parce qu’il y a des Qataris qui sont mariés avec des personnes d’autres pays de la région. Comment vivent-ils le blocus ?

MAE : Eh bien ils sont séparés et c’est un drame humain. Nous avons des cas où des personnes n’ont pas pu se rendre aux funérailles des leurs en raison du blocus. Nous avons également des cas dans lesquels des Qataris sont décédés et nous n’avons pas eu l’autorisation de rapatrier les dépouilles. Il y a de multiples exemples de ces drames humains. Nous estimons qu’il y a environ 11 000 mariages mixtes (Bahrein, EAU, Arabie Saoudite) et cela fait autant de familles déchirées. Nous avons même le témoignage d’une femme dont le mari, originaire d’Abu Dhabi, a divorcé à l’aéroport avant de renvoyer son épouse au Qatar et a gardé leur fils.

OI : Est-ce que le blocus vous a isolé ?

MAE : Non, nous ne sommes pas isolés du tout. Le Qatar est très actif sur le plan politique et diplomatique dans les instances internationales, à la Ligue arabe et dans d’autres cénacles. Nous sommes présents partout où se discute ce sujet et nous sommes en contact constant avec nos amis et nos alliés. Nous continuons également à participer aux débats sur les questions de sécurité régionale à propos de la Syrie, de la Libye ou l’Irak. Le Qatar n’a pas renoncé à son rôle ni à sa vocation de pays qui participe aux règlements des conflits régionaux.

OI : … et à propos du CCG, qu’en est-il ?

MAE : Vous savez, le CCG a suspendu toute activité pour le moment. Il ne peut plus y avoir de réunion à cause du blocus. L’Arabie Saoudite est l’hôte du CCG et depuis le dernier sommet il n’y a plus eu de contact. De toute façon, le CCG n’est pas une priorité dans l’agenda de l’Arabie saoudite. Lors de la dernière réunion des ministres du CCG, elle a décidé de rétrograder le niveau de sa délégation et n’a pas envoyé son ministre. Le Qatar continue à croire que le CCG demeure un bon outil pour résoudre les crises et les tensions et assurer la coopération dans le Golfe mais d’autres essaient manifestement de le détruire.

OI : L’une des principales accusations que l’on vous adresse est de soutenir le terrorisme. Que pensez-vous de cette accusation ?

MAE : Ecoutez c’est totalement faux. En tant qu’Etat, le Qatar n’a jamais soutenu le terrorisme et n’a jamais autorisé aucun citoyen à soutenir le terrorisme. Les promoteurs du blocus utilisent ce type d’accusation pour obtenir le soutien des Occidentaux dans leur politique et espèrent ainsi que les opinions publiques les croiront et les soutiendront contre le Qatar. Je le redis, c’est une accusation absolument infondée.

Nous avons depuis des années un rôle important dans la lutte contre le terrorisme. Nous abritons le siège du commandement régional de la coalition (Central command) et nous participons également à la lutte contre le financement du terrorisme. Nous avons toujours apporté notre aide aux pays qui ont malheureusement des combattants qui ont rejoint les rangs des organisations terroristes. Le Qatar est présent et joue un rôle important dans tous les aspects de la lutte anti-terroriste. Comment peut-on croire que le Qatar soutient le terrorisme ?

Ce que nous pensons, c’est que la manière dont certains pays présentent ce problème et les politiques qu’ils conduisent amènent au terrorisme.  Depuis le début de chacune des crises régionales, le Qatar adopte une position équilibrée pour ne pas provoquer plus de violence en veillant à ne pas donner d’arguments à ceux qui prônent son usage. Plus même, nous n’avons jamais discuté ou négocié avec ceux qui prônent la violence. Rien n’est plus violent que le terrorisme.

OI : L’une des conséquences de ce blocus est la constitution d’un nouvel axe régional avec l’Iran et la Turquie qui vient d’envoyer des soldats dans votre pays fin décembre. Pouvez-vous nous en dire plus sur cette nouvelle ligne diplomatique ?

MAE : La stratégie diplomatique du Qatar n’a jamais été celle des axes. Le Qatar est un petit pays et nous devons parler avec tout le monde et pas envisager des alliances avec certains pays contre d’autres pays.

Nous avons une relation ancienne et stratégique avec la Turquie qui date de bien avant l’entrée en vigueur du blocus. Nous avons un accord de défense avec la Turquie et c’est dans ce cadre que des soldats turcs sont sur notre sol et travaillent en collaboration avec l’armée qatarie.

Avec l’Iran d’abord nous sommes voisins et partageons une poche de gaz naturelle qui assure notre indépendance énergétique. Nous avons de bonnes relations mais nous avons aussi des différences d’appréciation sur nos politiques respectives et nous échangeons sur nos points de vue de façon régulière. Mais dans le même temps nous pensons que les relations avec l’Iran et le CCG doivent être revues dans le respect de la souveraineté de chaque Etat.

L’escalade de la tension avec l’Iran ne sert pas la sécurité régionale mais cela ne signifie pas que nous sommes d’accord avec la politique iranienne ou saoudienne. Nous voulons que le dialogue reprenne et nous voulons la levée du blocus. Vous savez, nous vivons tout à côté de l’Iran, nous sommes voisins donc nous ne pouvons pas avoir la même perception que les Etats-Unis ou l’Europe parce que nous ne sommes pas à des milliers de kilomètres de ce grand pays.

OI : Pensez-vous être une victime directe des tensions entre l’Arabie saoudite et l’Iran ? Et craignez-vous une invasion militaire de la part de l’Arabie saoudite ?

MAE : Je ne pense que l’on doive mette le Qatar en porte-à-faux entre l’Arabie saoudite et l’Iran. Nous devons avoir de bonnes relations avec tous nos voisins. Et nous pensons que le problème au sein du CCG, comme les dossiers du blocus du Qatar et de l’Iran, doivent être traités au niveau du conseil de sécurité de l’ONU. La seule frontière ouverte aujourd’hui à notre pays est celle avec l’Iran et nous l’en remercions.

Et nous sommes toujours disposés à travailler collectivement au règlement de nos différends. Le Qatar subit les dommages collatéraux des tensions entre l’Arabie et l’Iran et, comme je vous l’ai dit, nous nous posons toujours des questions sur les motivations réelles qui ont conduit les premiers à déclarer ce blocus contre nous. Nous sommes convaincus que l’Arabie saoudite veut un Qatar sous son influence et cela ne sera jamais le cas. Le Qatar a son identité, son autonomie, son histoire. Il prend ses décisions en toute indépendance et ceci n’est pas négociable et ce sera toujours le cas dans le futur. Cette manière d’essayer de nous briser ne marchera pas et le peuple qatari est prêt à se battre pour défendre sa souveraineté et nous devons nous préparer à protéger notre peuple. Cependant, nous croyons là qu’il s’agit là du dernier ressort et qu’il n’y a que la politique et le dialogue qui nous permettront de sortir de cette crise.

OI : Pensez-vous que l’on peut imaginer une solution pour sortir du blocus, ou bien est-ce trop tôt ?

MAE : Nous sommes disponibles pour une solution diplomatique depuis le début du blocus, à condition qu’elle respecte notre souveraineté et le droit international. Mais les Saoudiens sont-ils prêts à discuter et à négocier ? Nous continuons à nous interroger sur leurs réelles motivations. Lorsque l’on regarde la situation régionale, ce qui se passe au Yémen ou au Liban, on voit que la politique saoudienne a déstabilisé la région et pas seulement le Qatar. Donc nous pensons qu’il faut avoir une vision globale et trouver des solutions pour les conflits de notre région par le dialogue. Et non par la menace comme nous le vivons actuellement.

OI : Qu’attendez vous de la France ? Le président Macron était au Qatar au début du mois de décembre. Pensez-vous que la France peut jouer un rôle pour une solution diplomatique au blocus ?

MAE : Nous savons que la France a toujours eu des relations profondes avec les pays du Golfe depuis longtemps, bien avant les crises que nous vivons ces dernières années. Et une relation très forte avec le Qatar en matière militaire, d’environnement, d’affaires notamment.

Et nous avons 4 écoles françaises. De ce fait beaucoup de Qataris sont éduqués dans le système français. Nous avons donc une relation spéciale avec la France.

Ce que nous attendons de la France, c’est qu’elle fasse du dialogue la priorité, qu’elle facilite une solution dans la crise du CCG qui doit être aussi une priorité, rapidement, et qu’elle soutienne le plan proposé par le Koweït. Mais nous voulons également que la France condamne les violations du droit international et des droits de l’homme et que l’on sorte du blocus actuel qui est illégal.

OI : L’Emir Tamim Ben Hamad Al-Thani est au pouvoir depuis 2013 et c’est la première grave crise qu’il ait eu à gérer. Que révèle cette crise de sa personnalité ?

MAE : Chacun peut juger de l’action de notre Emir, la maturité dont il fait preuve et son sang froid. Nous avons un très bon moral, nous ne nous sommes jamais laissé abattre depuis le début de cette crise. Et vous avez pu observer le soutien et la solidarité dont les Qataris font preuve autour de l’Emir. Nous n’acceptons pas que quiconque vienne s’immiscer dans nos affaires et conteste notre souveraineté. C’est un message très clair pour tout le monde. Et tout cela est possible parce que nous avons le soutien du peuple qatari et de l’Emir.

OI : L’Emir est francophile et les Qataris aiment la France, bien au-delà de ce que j’appellerai la « passion PSG ». Quel est votre message aux Français dans ce contexte ?

MAE : Vous savez, nos relations sont anciennes et fortes. Nous voulons les renforcer encore en matière d’échanges humains, d’éducation et de culture. Nous souhaitons voir plus de Français travailler ici avec nous et avoir des relations fortes avec les Qataris. Nous espérons que cette relation continuera à se renforcer et deviendra plus intense de façon à ce que nous soyons encore plus proches.

 

Propos recueillis par Michel Taube

Directeur de la publication