La réforme annoncée vise à sanctionner l’usage de cannabis et des autres stupéfiants d’une amende forfaitaire – les montants envisagés vont de 150 à 200 euros. Ces amendes seraient de nature délictuelle, le défaut de paiement déclenchant une procédure pénale. Il n’y pas matière à analyse juridique approfondie d’un projet si peu ambitieux, d’autant plus que la délicate question de l’usage de stupéfiants est d’abord sanitaire et sociale, voire sociétale, avec en filigrane cette éternelle question : le droit doit-il prendre acte des évolutions de la société et des mœurs et s’y conformer ou, au contraire, doit-il s’ériger en bouclier censé la protéger de ses propres dérives ? En l’espèce, la question est également économique et budgétaire, d’autant plus que sur la recommandation d’Eurostat, l’organe statistique de l’Union européenne, l’INSEE vient d’intégrer le commerce de la drogue à l’évaluation du PIB. Il représenterait trois milliards d’euros pas ans !
Légalisation ou répression : comparaison n’est pas raison
Il convient d’abord de rappeler que le cannabis est un psychotrope dont la dangerosité est confirmée par toutes les études, du moins en cas de forte consommation, en particulier chez les jeunes : effets sur la santé, notamment sur le bon fonctionnement du cerveau, incidences comportementales pouvant aller jusqu’à la léthargie, l’isolement, voire la dépression. Ce constat doit néanmoins être nuancé, car on ne saurait prétendre qu’un tiers des Français seraient des loques dépravées, pas davantage que la majorité d’entre eux sont des alcooliques ou des ivrognes. Environ un tiers des adultes français et plus de 40 % des jeunes ont expérimenté le cannabis, selon diverses études. De tels chiffres entachent la légitimité politique et juridique de la répression de l’usage de cannabis, un usage qui n’est d’ailleurs pas l’apanage des adolescents. Aujourd’hui, il n’est pas inconcevable que le député qui vote la loi, le ministre qui la porte, le policier qui interpelle ou le magistrat qui sanctionne en soient eux-mêmes consommateurs.
Pourtant, les arguments avancés par les adeptes de la légalisation ne sont pas toujours pertinents, à commencer par la comparaison avec l’alcool, selon eux plus nocif que le cannabis. Certes, à fortes doses, l’alcool est plus destructeur, plus addictif, plus désocialisant. Mais il est indéniable que l’on peut boire une bière ou un verre de vin sans chercher l’ivresse, même si ces breuvages, à goût égal, seraient moins consommés s’ils étaient dépourvus d’alcool. Toujours est-il qu’on ne fume pas un joint pour ses vertus gustatives, mais uniquement pour l’effet psychoactif qu’il procure. Les « grands crus » du cannabis pourraient mériter cette appellation non pas pour la subtilité de leurs effluves, mais pour l’intensité de leurs effets.
C’est un lieu commun d’affirmer que l’abus est dangereux, et non l’usage. Barak Obama, Bill Clinton, Paul McCartney, Bill Gates, Georges Clooney, Malek Boutih, Anne Saint Clair ne sont que quelques exemples de notables – et non des moindres – qui, à diverses échelles, ont avoué avoir déjà tâté du pétard. On ne peut pas dire que cela a fait d’eux des débris de la société… En revanche, le lycéen, voire le collégien, qui fume son joint avant d’entrer en classe, non seulement nuit à sa santé mentale, mais compromet gravement, voire irrémédiablement, son avenir éducatif, professionnel et social. Peu importe alors que ce comportement soit une mauvaise habitude ou une addiction physique. Les effets peuvent en être dévastateurs.
Une législation dont l’échec est patent
Quand bien même considérerait-on que le cannabis est la plus dangereuse des substances, on ne peut ignorer l’échec de l’approche française à tous les niveaux : sanitaire, budgétaire, sécuritaire… Les études effectuées sur le sujet classent les Français, les jeunes en particulier, parmi les plus gros consommateurs du monde. La législation française est pourtant l’une des plus répressives. En attendant la réforme annoncée, le simple fumeur encourt en théorie un an d’emprisonnement et 3750 euros d’amende. Aux Pays-Bas, alors que le produit est en vente libre dans certains cafés, la consommation y est moins importante qu’en France, tout particulièrement chez les jeunes.
L’État, donc le contribuable, dépense des fortunes en procédures policières et judiciaires, tant pour poursuivre quelques consommateurs alpagués au mauvais moment au mauvais endroit que pour démanteler des réseaux qui se reconstruisent quasiment sur-le-champ, au plus grand bénéfice de mafias et parfois d’organisations terroristes. Aux États-Unis, les États qui ont légalisé le cannabis ont globalement observé une stagnation de la consommation, un recul de la délinquance et d’importantes rentrées fiscales. En effet, la vraie question n’est pas celle de la dépénalisation de l’usage, mais celle de la distribution. Légal ou non, le produit est disponible à profusion. Détruire ou même réduire significativement l’ampleur du marché noir ne peut faire l’économie d’une légalisation encadrée, sous contrôle de l’État, de la production et de la distribution. La licence IV du cannabis, en somme.
À prix sensiblement égal à celui du marché noir, les taxes seraient une véritable manne pour les finances publiques, manne qui pourrait notamment être affectée à donner une formation et du travail à ceux – les petits dealers – qui en auraient été privés par la légalisation. Selon les pouvoirs publics, le nouveau dispositif permettra aux policiers et magistrats de se concentrer sur les gros trafiquants. Si, comme on peut le craindre, cette louable initiative n’a aucun impact significatif sur la consommation, et donc sur l’importance du marché, il faudra cesser de s’entêter et réfléchir aux alternatives expérimentées avec succès dans d’autres pays. Sans doute est-il difficile pour un État d’endosser le costume du dealer, mais n’est-ce pas déjà le cas au regard des quelques cinq millions d’alcooliques que compterait la France ? Si la répression n’apporte aucune avancée en termes de santé publique, les avantages économiques de la légalisation pourront-il encore être ignorés ? D’ailleurs, la production de cannabis pourrait contribuer au développement des départements d’outre-mer, au climat propice à cette culture. La France en deviendrait ainsi exportatrice pour les usages lucratifs et thérapeutiques, avec des labels de qualité ou labels bio qui pourraient faire référence.
La frilosité des pouvoirs publics dictée par le conservatisme des Français ?
Mais voilà : la majorité des Français étant contre la légalisation du cannabis, le président de la République l’est aussi. En outre, les alcooliers feraient entendre leur voix, tout comme d’innombrables associations, politiques, policiers, magistrats et médecins… : « la drogue, c’est mauvais ! ». Certes, dans l’absolu, ils ont raison. Mais ce raisonnement est un peu court, à la lumière de tous les autres facteurs, dont certains ont été rappelés dans ces lignes. Il y a tant de drogues licites (alcool, tabac, médicaments…), de comportements addictifs (les écrans, les réseaux sociaux, la télévision…) qu’une analyse dogmatique ou fondée sur des considérations corporatistes ne peut déboucher que sur le statu quo ou quelques menus aménagements par nature insuffisants.
La réforme en cours n’en est pas une, car elle maintient la prohibition, conforte les trafiquants, ne sort même pas la consommation du champ du délit, ne fait qu’alléger les procédures en espérant quelques menues rentrées financières sous forme d’amendes. Peut-être la législation sur les stupéfiants devrait-elle évoluer à l’échelle de l’Union européenne ? Sans doute les Français, plus conservateurs que réformistes, n’y sont-ils pas prêts. En attendant, aucun débat n’est ouvert au sein de la majorité. Par sagesse ou pragmatisme, le président de la République ne souhaite pas soulever une tempête et donner naissance à une polémique sur un sujet qui ne rencontre aucun consensus. Le projet annoncé relève de l’esquive. Pour une vraie réforme, il faudra encore attendre.
Raymond Taube
Directeur de l’Institut de Droit Pratique