Le Front National devient « Rassemblement national ». Elodie Mielczareck, sémiologue, décrypte ce choix dans la rubrique « Nos années Macron ».
Le Front National s’appelle désormais « Rassemblement National ». Un mot qui en chasse un autre… Est-ce si important ?
En philosophie du langage, de nombreux penseurs ont réfléchi à la relation qui unit une chose et son nom. Le nom modifie-t-il la réalité ou bien est-il anecdotique par rapport à l’objet qu’il désigne ? Deux courants s’affrontent. L’excellent article de Michel Eltchaninoff, paru il y a presque un an dans Philosophie Magazine, cite le philosophe Kripke : « chacun a entendu parler du Saint Empire romain qui n’était ni saint, ni romain, et n’était pas un empire ». Ce texte est tiré de « La logique des noms propres » (Ed. de Minuit, 1982).
Pourtant, en linguistique, on défend l’idée que les mots construisent notre réalité. Vous en doutez ? Début 2015, une association de Seattle engagée dans la défense des droits des cyclistes a mis en place une charte linguistique préconisant de remplacer le mot « cycliste » par « personne faisant du vélo », le mot « accident » par « la personne qui conduisait une voiture est entrée en collision avec… », etc. Ce vocabulaire revu et corrigé a permis de personnifier l’événement. En changeant les mots, l’association a fait prendre conscience aux automobilistes qu’un accident de la route n’est pas un coup du sort. Les rédacteurs de la charte ont fait émerger une autre réalité : c’est une personne responsable de son comportement au volant qui a provoqué la collision. Suite à cette campagne, le nombre d’accidents à Seattle a nettement diminué. Les mots ont bien un impact sur notre réalité.
« Faire du social » a-t-il encore un sens aujourd’hui ?
A travers leur nom, les partis politiques construisent une réalité. La droite s’octroie ainsi les valeurs et les symboles de la « République » (Les Républicains), pendant que l’extrême droite s’approprie l’idée de « Patrie » ou de « Nation » en décidant de s’appeler désormais « Rassemblement national », ce qui permet à l’extrême gauche d’afficher sans complexe sa rébellion (Les Insoumis).
Mais ce nouveau vocable « Rassemblement », que raconte-t-il ? On aurait pu s’attendre au terme « Union » (Union Nationale), plus poétique voire romanesque, voire au vocable « Solidarité Nationale »… Le parti de Marine Le Pen aurait pu ainsi s’incarner davantage du côté du cœur.
Marine Le Pen veut rompre avec les vieux démons de son père ? Et voilà qu’elle nous choisit un mot qui nous renvoie soixante dix ans en arrière… Car le terme « Rassemblement » rappelle, à celles et ceux qui ont un peu de mémoire, l’histoire raciste du Rassemblement National Populaire fondé par Marcel Déat au début des années 40… Autrement dit, le nouveau nom est davantage passéiste que moderne…
Soyons moins durs : le « rassemblement », autre problème, traduit une tendance sémantique forte actuelle qui consiste à décrire et désigner les militants d’un parti. Ainsi, parle-t-on des Insoumis, des Marcheurs, des Républicains, des Patriotes… demain les Rassembleurs ? Le terme est assez hasardeux à l’oreille…
Ils manipulent les mots pour taire leur incompétence
Autre aspect fondamental, pour qu’un mot finisse de construire la réalité, il faut une incarnation, une réalité vécue – versus réalité perçue. Une différence qu’approfondit Roland Barthes (Les Mythologies) et dénonce lorsqu’il évoque la « parole politique » (au sens noble du terme). A force de parler sur le réel, et non pas de la réalité vécue, les discours de nos politiques ont perdu leur capacité performative. Leurs paroles n’agissent plus sur le réel. Ne restent que la rhétorique, l’esthétisme et la séduction. Pourtant, ils aiment à nous faire croire que leurs allocutions ont encore un pouvoir d’action sur le réel. Mais la machine performative est cassée. Chaque jour, ils manipulent les mots pour taire leur incompétence. Marine Le Pen et son Rassemblement national particulièrement.
Elodie Mielczareck
Sémiologue, analyste du langage verbal et non verbal (www.analysedulangage.com), chroniqueuse Opinion Internationale, Elodie Mielczareck est l’auteure de « Déjouez les manipulateurs – l’art du mensonge au quotidien » (Ed. nouveau Monde, 2016).