Entretien avec Andreas Krieg, professeur au département d’études de la défense du King’s College de Londres et spécialiste du Moyen-Orient. Andreas Krieg est intervenu le 14 mars à Paris lors de la conférence de lancement de la rubrique « In the middle » sur le blocus du Qatar.
Opinion Internationale : De votre point de vue, quel a été le facteur déclenchant de la crise du Golfe survenue début juin 2017 ?
Andreas Krieg : La crise du Golfe de 2017 a commencé avec le piratage de l’Agence de presse du Qatar et la propagation de fausses informations. Depuis qu’elle a débouché sur une impasse diplomatique en août 2017, la crise, même si elle n’a pas empiré, a été entretenue par une campagne de désinformation ciblant principalement les médias, les universitaires et les décideurs politiques occidentaux.
Opinion Internationale : Mais cette campagne de désinformation, sur quelle divergence de fond se construit-elle ?
Andreas Krieg : Pour résoudre cette crise, il faut la regarder au-delà d’un simple conflit relationnel ou de dossiers de fond. Il faut l’appréhender comme un conflit idéologique au travers de discours, de récits. Certains ont considéré cet affrontement comme un « jeu d’apparences » entre familles royales, d’autres l’ont vu comme la résultante de la relation entre les États du Golfe et l’Iran, ou encore comme la conséquence du financement de la terreur. En réalité, la crise du Golfe de 2017 va bien au-delà des familles royales. Elle a quitté depuis longtemps les rives d’un dialogue honnête sur la meilleure façon de s’attaquer au financement du terrorisme ou de traiter avec la République islamique.
Depuis la fin de l’été 2017, le conflit est entretenu par un affrontement polarisé sur les discours, les campagnes de dénigrement et les fausses accusations, le tout dans le but de miner la légitimité et la crédibilité du Qatar aux yeux du public et en particulier du public occidental.
Opinion Internationale : Mais cette guerre des mots a bien des origines ?
Andreas Krieg : En effet, cet affrontement de discours et de récits trouve ses racines dans le “Printemps arabe” et les visions diamétralement opposées sur la façon de ramener la stabilité dans la région.
Opinion Internationale : C’est à dire ?
Andreas Krieg : D’un côté on trouve la vision qatarie, c’est à dire un discours régional favorable à la gouvernance pluraliste, aux libertés civiles et à la justice sociale. Ce récit qatari, bien que quelque peu naïf et éloigné de la réalité socio-politique de la région, est le produit de la vision d’un homme, l’Emir Hamad bin Khalifa Al Thani, dont l’arrivée au pouvoir au début des années 1990 a transformé le pays, d’exportateur de pétrole sans beaucoup de futur en premier producteur mondial de gaz naturel liquéfié.
Parallèlement à la transformation socio-économique du pays, une transformation sociopolitique a également eu lieu : une population autochtone homogène de 300 000 personnes a pu maintenir des relations sociopolitiques directes avec l’Emir, jouir d’une certaine liberté de parole et accéder à une éducation libérale. Pour le père de l’actuel Emir, la libéralisation socio-politique devait aller de pair avec l’hyper-développement économique du pays. C’était un luxe qu’il pouvait accorder à son pays car il n’avait pas à se préoccuper des tendances sectaires et séparatistes qui tourmentaient les voisins du Qatar.
Opinion Internationale : Et du côté de la coalition ?
Andreas Krieg : De l’autre côté de la ligne de démarcation, on trouve la vision des Emirats Arabes Unis, moins libérale, fondée sur le mythe de la stabilité autoritaire, de l’État central fort et de l’endiguement de toute forme de dissidence.
Le récit émirati a été conçu par un homme, Mohammad bin Zayed Al Nahyan, le prince héritier et souverain de facto des Emirats, un militaire paranoïaque à l’égard des acteurs dissidents non étatiques et de l’islam politique. Pour lui, seul un homme fort à la tête d’un Etat fort peut provoquer une transformation socio-économique. Par conséquent, aux Émirats arabes unis, l’hyper-développement du pays, même s’il est accompagné par une libéralisation sociale et une division claire entre la religion et l’État, n’a jamais progressé du même pas que la libéralisation sociopolitique. Les Al Nahyan d’Abu Dhabi ont aussi accumulé un pouvoir disproportionné au sein de la Fédération. Toute forme de dissidence y est rapidement réprimée, la liberté de parole restreinte et l’islam politique a été largement purgé des Emirats au début des années 2010.
Opinion Internationale : Le “Printemps Arabe” a donc agi comme un révélateur puissant de leurs divergences ?
Andreas Krieg : Oui, tout à fait. Lorsque la jeunesse arabe est descendue dans la rue en 2010, Hamad bin Khalifa et Mohammad bin Zayed ont tous les deux géré les risques et les opportunités découlant des révoltes en fonction de leurs lentilles idéologiques.
Pour le Qatar, les réclamations de plus grande justice sociale, de liberté civile et de fin de l’oppression étaient des appels au changement de régime pour accorder au peuple le droit à l’autodétermination.
Aux Émirats arabes unis, l’effondrement des régimes en Tunisie, en Égypte et en Libye et les manifestations violentes en Syrie, à Bahreïn et au Yémen ont été perçus comme des risques stratégiques susceptibles de plonger la région dans l’instabilité et le chaos.
Donc, alors que le Qatar aborde le Printemps arabe de manière idéaliste, les Emirats ressentent quant à eux ces manifestations en autant de menaces sécuritaires existentielles.
Basé sur la vision qatarie, le Moyen-Orient pourrait se transformer de façon plus égalitaire, pluraliste et socio politiquement plus juste en soutenant les oppositions aux régimes, entre autres les mouvements islamistes proches des Frères musulmans.
Pour les Emirats, les régimes défaillants devaient être remplacés par des régimes plus durables, ce qui ne peut se faire qu’en investissant dans des individus à la main de fer.
Opinion Internationale : Vous avez cité les Frères musulmans. C’est un point très lourd dans le contentieux entre Doha et Abu Dhabi.
Andreas Krieg : Vous avez raison. Le soutien aux acteurs islamistes non étatiques est devenu une ligne rouge pour Mohammad bin Zayed qui était, depuis longtemps, préoccupé par l’influence sur son sol de groupes émiriens proches des Frères musulmans.
Le Qatar a donc donné une voix au peuple arabe pour canaliser sa dissidence. Il a apporté son soutien aux groupes rebelles en Libye, en Syrie et au Yémen. Il a embrassé la cause du nouveau président égyptien Morsi. Les Emirats, quant à eux, se sont embarqués dans le soutien aux contre-révolutionnaires comme Sissi en Egypte, Haftar en Libye et Saleh au Yémen. Le Qatar était donc devenu une force de changement face à un avenir incertain, tandis que les Emirats se transformaient en une force au service de la restauration de l’ancien statu quo, celui de la stabilité autoritaire.
Opinion Internationale : Donc, on passe alors d’une divergence d’appréciation sur le monde arabe à une compétition féroce ?
Andreas Krieg : Oui, c’est exactement cela. Ce qui a commencé comme un désaccord sur l’avenir socio-politique du monde arabe à la fin des années 2000, s’est transformé en une compétition féroce entre Doha et Abu Dhabi après 2011. Pas seulement dans le domaine politique et économique, mais de plus en plus dans le domaine de l’information.
Le Qatar et les Emirats se sont retrouvés de part et d’autre du conflit en Tunisie, en Libye, en Egypte et au Yémen. Pourtant, bien que leur rivalité ait été principalement financée par procuration à l’étranger, la rhétorique agressive entre les deux partenaires du Conseil de Coopération du Golfe est devenue de plus en plus forte et a culminé dans la crise du Golfe de 2014 qui, à l’initiative de Mohammad bin Zayed, voient l’Arabie saoudite et Bahreïn rappeler leurs ambassadeurs au Qatar. Bien que cette crise ait été formellement résolue à huis clos, les Emirats se sont ensuite lancés dans une nouvelle stratégie en exploitant un outil mis en place depuis 2008, à savoir la transformation de l’information offensive en arme de guerre.
Opinion Internationale : Avec une cible principale à l’évidence, les Etats-Unis.
Andreas Krieg : C’est tout à fait clair. Conscients de la valeur et de l’importance de disposer d’une « marque mondiale », les Emirats avaient commencé en 2008 à peaufiner leur image aux États-Unis, passant d’un « autre pays musulman » à un « partenaire stable et fiable pour les États-Unis dans une région instable ».
La stratégie de diplomatie et d’image initialement défensive des Émirats visait à activer le lien entre les médias, les experts et l’élaboration des politiques dans une sphère publique américaine déjà très polarisée. Avec l’aide d’un ambassadeur bien introduit à Washington, les Emirats ont pu, en une décennie, façonner positivement la perception que l’on avait d’eux dans tout le spectre de l’élite politique américaine, et particulièrement au sein des cercles conservateurs. Des dizaines de millions de dollars ont été investis dans des think tank tels que l’Atlantic Council, le Middle East Institute et son Arab Gulf State Institute, en profitant des préjugés conservateurs existants contre l’Islam politique et l’Iran.
Alors qu’en 2008, les Emirats investissaient stratégiquement dans la construction de leur marque mondiale, s’essayant à désamorcer les préjugés existants à Washington, en 2014 ils étaient passés à un usage plus offensif des discours et récits pour contrer l’émergence de l’islam politique post Printemps arabe, des Frères musulmans et du rôle du Qatar dans l’appui aux révolutionnaires.
Le discours des Emirats s’est de plus en plus aligné sur celui des Think tanks conservateurs et des médias aux États-Unis, attisant les craintes du terrorisme et donnant la priorité à la sécurité plutôt qu’à la libéralisation du Moyen-Orient.
Opinion Internationale : Et face à cela le Qatar est resté l’arme au pied ?
Andreas Krieg : D’une certaine façon, oui. En 2017, les Emirats disposaient d’un lobby bien ancré à Washington, tandis que le Qatar était resté fidèle à ses traditions de discrétion, espérant que ses politiques et ses discours parleraient d’eux-mêmes. En réalité, le Qatar était devenu un outsider à Capitol Hill. Son manque d’investissement stratégique dans la diplomatie publique avait permis aux Emirats de dominer le discours auprès des décideurs politiques clés. Les Emirats avaient aussi introduit l’Arabie saoudite dans leurs conversations à Washington.
L’approfondissement des relations personnelles entre Mohammad bin Zayed et Mohammad bin Salman al-Saoud, prince héritier saoudien de plus en plus puissant, a entraîné un rapprochement idéologique entre les deux pays, permettant à l’Arabie saoudite d’accéder aux outils de communication émiraties d’une importance stratégique lors des élections présidentielles américaines de 2016.
Dès le début, les Emirats et l’Arabie saoudite se sont orientés vers la campagne de Trump. Ils ont fait le pari qu’avec une politique plus conservatrice au Moyen-Orient, la rhétorique anti-islamiste et la propagande de peur vis-à-vis de l’Iran seraient à nouveau en vogue. Les relations personnelles entre le beau-fils de Trump, Kushner, et les confidents des deux princes héritiers d’Abu Dhabi et de Riyad ont permis aux Emirats arabes unis et à l’Arabie saoudite d’accéder directement à la Maison-Blanche de Donald Trump. Les difficultés financières de la société immobilière Kushner l’ont rendu vulnérable aux manipulations des Émirats et de l’Arabie saoudite après que Qatar lui ait refusé un renflouement. Ces relations personnelles ont contribué à forger une alliance idéologiquement néo-conservatrice, quoique improbable, entre deux monarchies du Golfe, la Maison Blanche de Trump, le lobby pro-israélien et les Think tank conservateurs de Washington.
Opinion Internationale : Et cela a marché ?
Andreas Krieg : C’est une évidence. L’interaction entre cette alliance néoconservatrice et le réseau des médias conservateurs, des Think tanks et des décideurs politiques aux Etats-Unis, influencé par les Emirats, a créé à Washington un climat hostile au Qatar que les Emirats pensaient pouvoir exploiter fin mai 2017.
Après des semaines de campagne de presse négative contre le Qatar aux Etats-Unis, l’Agence de presse qatarie était piratée, diffusant de fausses déclarations de l’Emir du Qatar ensuite republiées par les médias saoudiens et émiriens sans tenir compte des plaintes du Qatar sur le caractère fabriqué de ces déclarations. Lorsque deux semaines plus tard, le quatuor Arabie saoudite, Emirats, Egypte et Bahreïn a imposé le blocus au Qatar, des plaintes non fondées contre celui-ci ont été rendues publiques, l’accusant de financer le terrorisme et de frayer avec l’Iran. Alors qu’une liste ambiguë d’exigences a été rendue publique par les pays participant au blocus, ceux-ci n’ont fourni aucun élément de preuve étayant leurs allégations ni suggéré de solutions au Qatar afin de résoudre la crise.
Opinion Internationale : Cette stratégie de guerre de l’information contre Doha s’est développée aussi pour être audible par d’autres grands joueurs internationaux.
Andreas Krieg: Naturellement. Sous la direction des Emirats, les pays du blocus ont fait de l’écho dans les médias et les réseaux sociaux pour expliquer le soutien du Qatar au terrorisme, l’illégitimité du leadership d’Al Thani à Doha, les difficultés du Qatar à accueillir la Coupe du Monde de la FIFA 2022, sans parler de la proximité de Doha vis-à-vis de l’ennemi juré de l’Arabie Saoudite (NDLR : l’Iran). Alors que cette campagne de désinformation n’avait jamais véritablement débordé en Europe, les « Conférences d’opposition » parrainées par les Emirats en Europe étaient censées convaincre les cœurs et les esprits européens du bienfondé du boycott du Qatar.
Prise par surprise, et pour contrer ces accusations bien ancrées mais non fondées, Doha a dû faire du rattrapage après avoir négligé sa communication stratégique pendant des années. C’est un fait que des années de diplomatie publique prudente ont rendu le Qatar vulnérable à la campagne de désinformation menée par les pays du blocus. Doha a tenté d’y remédier en investissant stratégiquement pour faire entendre son discours. Contrairement aux Emirats, le Qatar a été largement réactif, plus que proactif, dans sa stratégie de communication en essayant de démystifier les accusations dont il était la cible. La réponse du Qatar à la campagne de diffamation était aussi largement factuelle plus qu’émotionnelle, s’essayant à produire des argumentaires stratégiques pour ses politiques post-arabes du printemps dans toute la région.
Bien qu’Al Jazeera ait adapté sa diffusion à la nouvelle réalité diplomatique, augmentant la couverture de la guerre saoudienne au Yémen et les remaniements politiques à Riyad, les responsables qataris et les médias étaient réticents à intensifier la guerre des discours. Après avoir réussi à absorber les premiers chocs, le Qatar s’est lancé dans une campagne d’explication défensive ciblant le public occidental à travers une campagne qui, tout en soulignant les coûts du blocus du pays, mettait l’accent sur le rôle du Qatar comme allié vital des puissances occidentales dans la région.
Opinion Internationale : Pour autant, Doha n’a pas complètement perdu dans cette guerre des mots et des représentations…
Andreas Krieg : On peut dire cela comme ça.
Au cours de la crise, le Qatar s’est appuyé sur des messages positifs nourris par des réformes internes substantielles, des accords bilatéraux et multilatéraux avec des partenaires internationaux et d’importants investissements à l’étranger. C’est ce qui a sapé la guerre des perceptions menée par les Emirats.
Malgré le succès du Qatar à gagner les cœurs et les esprits en Occident, il semble que chaque fois que les décideurs occidentaux ou les commentateurs influents se prononcent au nom de la cause du Qatar, le quatuor des pays du blocus répond par de nouvelles allégations pour maintenir l’élan de la crise. Alors que celle-ci a débouché depuis plusieurs mois sur une impasse diplomatique, les discours et messages continuent de jeter de l’huile sur un feu qui sinon mourrait de sa belle mort.