Urve Palo, ministre Estonienne de l’information de la technologie et de l’entrepreneuriat, est interrogée par Michel Taube et Philippe Boyer sur la politique numérique de son pays. Lancé il y a vingt ans, le programme e-Estonia a permis à ce petit pays de devenir un leader mondial en matière de digitalisation. Un bel exemple pour tous ses voisins européens…
Le programme Estonien de e-résidence a été mis en place il y a quatre ans maintenant. Tout le monde parle d’une réussite, mais quelles leçons peut-on en tirer ?
Tout d’abord, j’aimerais donner quelques chiffres, qui sont assez illustratifs du succès de ce programme lancé en 2014. Aujourd’hui l’Estonie accueille plus de 30 000 e-résidents, venant de plus de 150 pays. Ces gens bénéficient du système juridique, institutionnel et bancaire de notre pays, où qu’ils soient dans le monde. Je tiens par ailleurs à préciser que le but de la e-résidence n’est bien entendu pas de favoriser l’évasion fiscale. En la matière, la règle est simple : vous payez des taxes là où vous créez de la valeur.
Notre politique a évolué durant les dernières années. Nous sommes passés d’une volonté d’attirer le plus de nouveaux résidents possibles à celle d’accélérer la création d’entreprises sur notre sol. C’est une réussite, puisque 3000 entreprises ont été créées en Estonie depuis le lancement du programme, avec un grand pic ces deux dernières années.
Vous avez lancé le programme e-Estonia il y a une vingtaine d’années. En France, il reste difficile d’envisager une politique aussi proactive en matière de digitalisation, tant les résistances sont nombreuses. Comment jugez-vous le succès de cette politique publique ?
C’est très satisfaisant ! Les résultats d’études prouvent que l’on gagne 2% de PIB chaque année grâce à la digitalisation.
Tout est facilité pour le citoyen Estonien. Il gère ses relations avec le gouvernement et les services publics de chez lui et signe tous ses documents de façon électronique.
Cela représente un gain certain de temps et d’argent, en même temps que cela contribue à combattre les affres de la bureaucratie.
Je tiens à préciser que la réussite de cette politique tient grandement au rôle de leader et de précurseur joué par le gouvernement. En effet, les services publics ont été les premiers pans de l’économie à être digitalisés.
En revanche, ce qui est très surprenant avec e-Estonia, c’est que si vous demandez au peuple Estonien s’il est satisfait de cette politique, il vous répondra qu’il l’est moyennement. Pourquoi ? Parce qu’il considère que ce n’est pas assez, que l’on ne va pas assez loin. Quand vous goûtez à la digitalisation, vous ne pouvez tout simplement plus vous en passer.
Comment expliquer que vous êtes la seule nation à être si en avance sur la digitalisation ? Est-ce parce que vous être un petit pays ?
Je dirais qu’il y a quatre éléments indispensables à la réussite d’une telle politique.
Tout d’abord, il faut une volonté politique tenace, prête à combattre les conservatismes.
Ensuite, il est indispensable que tous les citoyens aient une identité digitale, ou clé digitale. Cela doit être obligatoire, comme c’est le cas en Estonie dès l’âge de 15 ans. En Finlande, il y a eu des velléités de développer un tel programme, mais le fait que la clé digitale soit facultative l’a rendu caduc.
L’interopérabilité des données est aussi essentielle. C’est ce que nous rendons possible grâce à X-road. X-road permet à différentes bases de données, provenant aussi bien d’organismes publics que d’entreprises privées, de communiquer. Très concrètement, comment cela se concrétise-t-il pour le citoyen Estonien ? A partir du moment où une autorité vous a demandé une information ou une autorisation, plus aucune n’est en mesure de vous la redemander. Ce sont les autorités entre elles qui s’échangent l’information.
Enfin, la cyber sécurité est bien évidemment la clé, puisque c’est ce sur quoi tout le système repose. Pour croire en la digitalisation, les citoyens doivent avoir confiance en la donnée et en l’Etat, qui la gère.
N’y auraient-ils pas aussi des explications culturelles ? En France par exemple, il y a une certaine méfiance et même une anxiété par rapport à tout cela.
Le fait que nous soyons un petit pays a bien sûr joué en notre faveur. Cela a permis un déploiement rapide et efficace de notre politique.
Une autre raison de notre réussite réside aussi dans une volonté politique très forte. Au début, il y a une dizaine d’années, il a fallu forcer la main à nos concitoyens qui étaient plutôt réticents au tout digital. Parfois, il faut savoir pousser les esprits conservateurs vers le changement. Et c’est ce que l’on a fait, avec le succès que l’on connaît.
Enfin, le fait que la donnée personnelle soit hautement protégée a été un accélérateur, ce qui fait écho à ce que j’ai dit précédemment. En Estonie, n’importe quel citoyen peut voir qui a accès à ses informations privées et demander des comptes. C’est un gage de confiance.
C’est le centenaire de la République d’Estonie cette année et c’est une bonne occasion de se questionner sur l’identité de son pays. Comment le définiriez-vous ? Pourrait-on parler d’une maison 100% digitale construite en bois ?
C’est une bonne définition. Je dirais qu’en Estonie le nouveau et l’ancien se côtoient, et s’embrassent volontiers. Il y a un bon mélange entre, d’un côté, une sorte de conservatisme, lié à la nature et aux traditions, et d’un autre côté une certaine idée d’ouverture à l’innovation et au changement.
Le grand débat national actuel au sujet de l’intelligence artificielle illustre bien ce trait culturel. Mon point de vue est qu’il faut trouver un juste équilibre entre réguler assez pour prévenir les dérives mais pas trop pour ne pas porter atteinte à la liberté.
Cela m’amène à évoquer notre présidence du Conseil de l’Union européenne au second semestre 2017. Je pense que c’était un franc succès d’un point de vue numérique. Nous avons su impulser une réelle marche en avant malgré le scepticisme auquel nous avons fait face à nos débuts. Nous sommes, par exemple, tombés d’accord sur la mise en place effective de la libre circulation de la donnée d’ici la fin de cette année. Nous avons aussi écrit une feuille de route pour la mise en place de la 5G d’ici 2025.
Nous sommes en retard sur la 5G en Europe, comparé à la Chine ou aux États-Unis, qu’est-ce que cela vous inspire ?
Nous n’avons pas le temps de réfléchir. Il faut agir.
Vous êtes ministre de l’information et de la technologie mais aussi de l’entrepreneuriat, ce qui vous donne une double casquette. Est-ce un choix politique ?
Oui c’est un choix politique. Le ministère de l’information et de la technologie était traditionnellement rattaché au ministère de l’économie. Nous avons voulu le rendre indépendant pour mettre en avant son rôle crucial.
Vous avez récemment signé un mémorandum avec Mounir Majhoubi, secrétaire d’État Français chargé du numérique. Peut-on dire que vous jouez un rôle de conseil vis-à-vis de la France ?
Il est important pour nous de partager notre expérience singulière avec nos amis. D’autant plus que la France fait preuve d’une réelle volonté d’apprendre et d’innover sur ces sujets. A cet égard, l’idée de dupliquer X-road dans votre pays a même été évoquée.
Il est aussi important que nos deux pays travaillent de concert sur la cyber sécurité. C’est un domaine dans lequel on se doit de collaborer si l’on veut toujours garder une longueur d’avance sur les hackers et prévenir les attaques.
Vladimir Poutine a été réélu en mars président de la fédération de Russie. Qu’en pensez-vous ? Et l’Union européenne devrait-elle avoir une politique plus claire envers son voisin Russe ?
Le peuple Russe s’est prononcé et je ne commenterai pas sa décision. L’Estonie a, quant à elle, choisi son camp : elle appartient à l’OTAN et l’Union européenne.
Propos recueillis par Philippe Boyer et Michel Taube