Le rêve de Theodor Herlz a déjà vécu plus longtemps que lui. Mort à l’âge prématuré de 44 ans, le père du sionisme n’a jamais vu la création de l’Etat d’Israël ? C’est un fait que de créer un territoire, c’en est un autre de fonder une société nouvelle et de se confronter à la géopolitique tumultueuse des astres et de la tectonique des plaques.
Ce pays a été fait par des esprits jeunes. Aujourd’hui, il semble, comme en Palestine d’ailleurs, gouverné par de vieux esprits belliqueux. La fuite en avant du gouvernement israélien actuel, le vote des pleins pouvoirs au Premier Ministre Netanyahou afin de pouvoir déclencher seul une guerre, la « securitization » de l’Iran ou la construction savante de l’obsession iranienne pour en faire l’ennemi ultime numéro 1 (« amalek »), le glissement vers une guerre totale contre le Hezbollah au Liban, et l’Iran derrière lui, montrent à quel point, le projet de paix d’Herzl s’est aussi transformé en réalité guerrière. Avec des responsabilités partagées, notamment une idéologie elle aussi guerrière du Hamas, et un monde arabo-musulman qui n’est guère sorti de ses démons. Car le contexte géopolitique permettant populisme, agitation des peurs, improvisation, impulsivité, religiosité, manichéisme, jouent en faveur de Netanyahou avec l’arrivée de Donald Trump.
Si les camps de la mort ont accéléré la matérialisation terrestre d’un Etat pour les juifs, l’idéologie sioniste ancienne préexistait et avait songé à un minimum d’harmonie avec les Arabes. Mais peu importe : il fallait de toute urgence un foyer pour les rescapés et les Juifs qui ne se sentaient plus en sécurité nulle part sur cette planète et surtout en Europe. La priorité des Pères fondateurs n’était déjà plus au romantisme édulcoré de la vision d’Herzl que l’on pouvait encore lire dans son roman d’anticipation, Altneuland. Et les Arabes se braquèrent. On connaît la suite.
Ce fut à l’origine, à la fin du XIXe siècle, un formidable pari lancé aux chancelleries européennes de réunir les Juifs sur une même terre, qui a abouti à la création d’un des Etats les plus puissants au monde. Un Etat créé sur l’injustice, sur l’horreur, sur la résilience. L’opportunité du juif nouveau sur une terre nouvelle fut un sacré défi à la civilisation. Et cela a marché. Comment nier le miracle israélien quelles qu’en aient été les méthodes pour y parvenir ? Ce serait bien que cela continue. Cette fameuse résilience des peuples exterminés a produit des forces improbables au cœur de la psyché juive pour faire d’un petit foyer, un pays puissant, des plus modernes qui soient, surarmé, surdéveloppé, mais toujours aussi inadapté à son environnement et plus inégalitaire que jamais.
Et pour cause. Les origines ne trompent pas : pensé en Europe, par des Européens, l’idée de l’Etat d’Israël s’est concrétisée en 1947, lors du vote du plan de partage des Nations Unies, sur un calque moyen-oriental chaotique et torturé, au détriment d’un Etat palestinien mort-né. Soixante-dix ans plus tard, Israël n’est déjà plus un nouvel Etat (beaucoup sont nés aussi de la chute de l’URSS et de la montée des indépendantismes dans le monde depuis) et s’est fondu dans le paysage par tous les moyens. Israël est devenu un Etat normal, normalisé avec ses forces et ses faiblesses. C’est le « par tous les moyens » qui peut poser question.
Considérée encore aujourd’hui, comme « la seule démocratie du Proche-Orient », le fonctionnement d’Israël est présenté depuis des décennies comme le système idéal de rempart régional qui résiste aux vagues sans fin des totalitarismes régionaux. Les « Printemps arabes » n’y ont rien fait.
Où va-t-on ?
Israël se radicalise et par contagion devient par certains aspects tout aussi inégalitaire, discriminatoire, raciste que certains de ses voisins. Ce n’est sûrement pas ce que souhaitait Theodor Herzl lorsque l’on relit Altneuland, où l’on pouvait ainsi suivre avec excitation la manière dont lui imaginait voir se réaliser son fantasme d’un Etat juif au cœur du monde arabe ; comme un roman-photo, science et politique, culture et économie à l’appui. Le monde arabe de l’époque n’était pas celui d’aujourd’hui : il y’avait un territoire autoritaire, l’Empire ottoman. Désormais, il y’en a une multitude qui ne s’en sortent pas quelles que soient toutes les raisons invoquées aussi.
Ce qui reste, c’est qu’un Etat comme Israël qui se radicalise pour garder son intégrité, sa spécificité et sa supériorité, ne peut poursuivre son développement en terre moyen-orientale en réaction perpétuelle à son environnement, mais au contraire plutôt en accord et en dynamique. C’est là que cela devient compliqué et que du coup, pris dans l’impossibilité de le faire actuellement, il se raidit légitimement de l’intérieur pour se protéger. Face au chaos régional, d’élections en élections, les Israéliens votent de plus en plus à la droite de la droite de l’échiquier politique, du nationaliste au religieux et du religieux au nationaliste, pourtant à l’antithèse des idéaux de Theodor Herzl et des fondateurs de l’Etat d’Israël comme Ben Gourion en 1947. Le sionisme était tout sauf religieux, mais il était bien nationaliste. Nationaliste au sens du XIXe siècle, dans l’érection d’un pays, mais pas dans l’expansion sans fin. Israël pourrait finir par s’apparenter ici à l’Empire. Et comme tout Empire, plus il s’étend sans logique, sans rationalité, sans cohérence, plus il dépérit de l’intérieur.
Le danger pour Israël réside aussi à l’intérieur. Les Israéliens sont de plus en plus nombreux à vivre en dessous du seuil de pauvreté malgré une économie globale florissante. Le budget de la défense n’est jamais remis en cause car la sécurité prime sur tout. Les Israéliens sont prêts à mourir de faim pour elle. En attendant, Israël s’étend géographiquement au détriment de ses voisins pour relâcher la pression interne. La guerre d’indépendance, celle des Six jours et celle de de 1973, ne visaient plus uniquement les territoires considérés comme histo-mythologiquement propriété du peuple juif « depuis 2000 ans » mais bien aussi à en faire des avant-postes de morceaux de territoire destinés à sursécuriser les précédents. Pour entrer dans un cycle sans fin. Jusqu’où dans ce mouchoir de poche géopolitique peut-on continuer à se marcher les uns sur les autres ?
Le bilan : 70 ans d’existence pour Israël, 0 d’Etat palestinien, Jérusalem écartelée, des pouvoirs arcboutés sur leur pouvoir de ne plus pouvoir, et des sociétés qui dérouillent. On connaît la situation des Palestiniens de Gaza à la Cisjordanie, surfinancés par la communauté internationale et sans issue, manipulés par le Hamas, vivant dans des conditions dramatiques à Gaza, surexposés aux guerres préventives violentes d’Israël. On connaît l’incapacité du Fatah à se remettre en question et assurer la transition générationnelle. On connaît la société israélienne, important condensé des populations du monde entier sur un microterritoire.
Mais faut-il tous se détruire pour autant et préempter l’avenir des générations futures ? La société israélienne est aujourd’hui à des années-lumière de celle rêvée par Theodor Herzl : certes les Arabes Israéliens sont représentés à la Knesset et existent un tant soit peu. Mais le budget de l’armée condamne l’Etat providence, les vagues d’immigration successives ont accéléré les tensions sociales, le contexte géopolitique a réintroduit le religieux au milieu du creuset sioniste pour en devenir le principal garant. Même les juifs ultraorthodoxes fervents opposants de la création d’un Etat d’Israël en 1948, aussi longtemps que le Messie ne se serait pas manifesté, sont devenus les meilleurs communicants en faveur de l’Etat hébreu. L’ « Etat hébreu », Etat de tous ces citoyens ? Le leader des Arabes israéliens n’a même pas été invité à l’inauguration de l’ambassade des Etats-Unis à Jérusalem. Il aurait certainement décliné…
Cela devient de plus en plus difficile à concevoir donc à respecter. Les Palestiniens sont épuisés, on l’entend souvent. Tout cela accélère la spirale du nihilisme comme la roue du Hamster dans sa cage. Il faut pousser de nouveaux dirigeants palestiniens et israéliens, plus modérés, à défendre leurs valeurs mais de façon réaliste et pragmatique.
Aujourd’hui, la colonisation a œuvré contre le rêve de Herzl. Elle a pourri le fruit et noyé l’espoir. Il y a peu à espérer pour qu’un Etat palestinien voit le jour et dans le même temps l’identité juive est menacée en Israël. Les Arabes sont des citoyens de seconde zone, et la radicalisation du gouvernement comme de la société inédites. Le mal est fait même si ce n’est pas en condamnant un Etat palestinien que les Israéliens obtiendront la paix.
Côté palestinien, il est temps de lancer le grand ménage de Printemps : Gaza usé par le Hamas pendant dix ans, Cisjordanie épuisée par une Autorité palestinienne sans autorité. Les Palestiniens se mentent entre eux et veulent faire croire à une réconciliation qui ne peut pas exister : Hamas et Fatah restent comme l’huile et le vinaigre : jamais ils ne se mélangent durablement. En attendant, des lois de moins en moins démocratiques se succèdent à la Knesset : désormais il faut deux-tiers des députés pour pouvoir faire passer une loi renonçant à quelque souveraineté que ce soit sur Israël, projet de loi du Grand Jérusalem pour intégrer les gros blocs de colonies comme Maale Adoumim qui finira de couper en deux ce qu’il reste de la Cisjordanie, loi renforçant les pouvoirs de l’exécutif au détriment de la Cour Suprême, jugée trop défavorable à la coalition de droite et d’extrême droite, loi permettant d’exclure les députés qui se livrent à l’incitation au racisme (mais visant essentiellement les députés arabes), loi permettant au Premier ministre seul désormais de déclencher une guerre après consultation du Ministre de la Défense, programme d’expulsion de milliers de migrants du pays…
A quoi bon et jusqu’où dénaturer les idéaux de Herzl au point de n’être que plus que l’ombre de ce magnifique projet qui faisait rêver dans Altneuland ? Il n’y a plus d’Etat providence, les Kibboutzim sont tous privatisés, la société est devenue ultra-libérale donc normale et normalisée, c’est-à-dire comme partout dans le monde, la colonisation n’a jamais cessé depuis 1948. Ce que souhaitait Herzl, c’était une société plus juste, plus égalitaire, protectrice et accueillant tous ceux qui étaient en danger mais tous ceux qui voulaient donner le meilleur à ce nouvel Etat juif. La démocratie est en train de se retourner contre le pays et les affaires se multiplient contre ses dirigeants.
Quelle issue heureuse sans Etat palestinien ? Il est temps de réfléchir à l’après tout en regrettant que le droit international n’ait guère été respecté depuis soixante-dix ans. Il est temps de réfléchir aux moyens de mettre en œuvre cette confédération ou cet Etat double que l’on appelait binational. Israël, par la poursuite de la colonisation, joue contre sa propre domination et contre la majorité démographique qui lui octroie encore sa supériorité. Les Etats-Unis par leur choix de faire de Jérusalem la capitale d’Israël en déplaçant leur ambassade dans la ville trois fois sainte ne lancent pas un bon signal. L’autorité palestinienne en n’offrant pas de jeu démocratique dans la succession présidentielle s’enfonce dans l’impuissance et la décrédibilisation.
Il est temps de transmettre le flambeau aux nouvelles générations ; à celles qui n’ont pas connu ces décennies de douleur et de violence en misant sur un avenir meilleur et en revenant au dialogue, quelles que soient les rancunes passées. Il n’est pas utopique de croire que les jeunesses de part et d’autre, israélienne comme palestinienne, aspirent à la paix et au dialogue. Ce conflit est un conflit de vieux : la relève générationnelle pourrait garantir un retour à la modération, à la fin des racismes mutuels, à l’accélération des échanges économiques entre les deux parties, seul viatique vers une paix durable sans frustration des uns par rapport aux autres.
Deux choses apporteront la paix : la jeunesse et l’économie. Jeunes Israéliens et Palestiniens ont soif de vie et de confort. Qui pourrait en douter ? Revenons à la table des négociations et repartons de là puisque les deux sont condamnés à vivre ensemble.
Sébastien Boussois