Opinion Internationale consacre une rubrique aux Rencontres Capitales en publiant chaque mardi matin la synthèse d’un débat de l’édition 2018.
C’est avec le débat sur les mutations scientifiques, leur responsabilité et leur éthique que se sont poursuivies les Rencontres Capitales 2018 consacrées à « mémoire et mutations » organisées par l’Académie des sciences à l’Institut de France.
Mutations scientifiques : Quelle responsabilité et quelle éthique ?
Doit-on avoir peur de la science, de l’impact de l’action et des avancées de la médecine sur le monde et sur l’Homme ? Le débat est presque aussi ancien que l’Humanité mais le questionnement se renouvelle en permanence. Depuis une quinzaine d’années en particulier, on assiste à une accélération des questionnements éthiques liés aux applications scientifiques des nouvelles technologies. Quelles seront les grandes évolutions scientifiques de la prochaine décennie ? Doit-on instaurer des garde-fous à la recherche et à l’investigation sans risquer de passer à côté de découvertes essentielles en matière de santé ? La transformation numérique de notre système de santé peut-elle favoriser l’émergence d’une société plus solidaire et équitable ?
De l’utilité de la recherche inutile
Les comités d’éthiques qui font leur apparition dans un nombre grandissant d’instances disent cette volonté de réfléchir à la manière dont les normes éthiques sont pensées par rapport au progrès scientifique. Et illustrent la nécessité de statuer non seulement sur la question de l’implication des progrès de la science, mais aussi sur la conduite de la science. Le modèle actuel induit une notion de pragmatisme, de productivité qui ne tolère guère la curiosité des chercheurs lorsque celle-ci est sans finalité ni perspective de profit. « L’utilité de la recherche inutile » louée par le pédagogue américain Abraham Flexner au siècle dernier est aujourd’hui combattue au nom de la performance. Professeur au Collège de France, chaire : dynamique du vivant, Thomas Lecuit plaide, comme Flexner en son temps, pour une recherche « désintéressée », sans souci d’application pratique, uniquement motivée par la curiosité, le désir des chercheurs de comprendre le monde : « L’utilité est quelque chose de central pour l’homme mais elle peut et elle doit s’appuyer sur une recherche qui est en apparence plus inutile. Car l’histoire des sciences et de la médecine du XXe siècle nous donne l’exemple de nombreuses avancées qui sont venues de découvertes fortuites. Il n’y a pas à avoir peur de l’exploration libre des scientifiques car c’est le meilleur moyen d’arriver aux grandes transformations sociétales ».
Santé : « business » ou bien commun ?
L’écart entre politiques de santé et philosophie de la santé pose une question toujours plus d’actualité : le médicament est-il un produit de distribution comme un autre ou appartient-il au bien public parce qu’il contribue au bien de la communauté ? Des voix s’inquiètent d’un glissement d’une recherche guidée par le bien commun vers une recherche motivée par des enjeux de rentabilité économique. Le lobby de l’industrie pharmaceutique essuie régulièrement des attaques. Médecin et président du Comité consultatif national d’éthique, Jean-François Delfraissy en explique le motif : « Les laboratoires pharmaceutiques ont décidé il y a quelques années de ne plus investir de façon massive dans la recherche et le développement. Fondamentalement, ce sont devenus des grands distributeurs. Les dividendes de cette industrie sont supérieurs à ceux de l’industrie du luxe, ce qui est de nature à nous interpeller ». L’immunologiste Jean-François Bach se veut pragmatique : « Les vaccins sont fabriqués par l’industrie pharmaceutique, donc on est bien obligé d’avoir une relation avec eux, mais les conflits d’intérêts qui ont pu exister sont rares par rapport à la question de fond, qui est que le vaccin est fondamental pour la santé des individus, et ceci indépendamment des intérêts des laboratoires pharmaceutiques ».
Enjeux médico-économiques, la valeur de la vie…
Le prix des traitements divise lui aussi. En 2017, le Conseil économique, social et environnemental (CESE) tirait la sonnette d’alarme et jugeait que l’augmentation des prix des médicaments innovants conduisait à une hausse prévisible des dépenses de santé qui menaçait leur soutenabilité et soulevait le risque de sélection des malades. Pour exemple, les innovations thérapeutiques majeures effectuées dans la prise en charge thérapeutique des cancers, avec le traitement par l’injection d’anticorps monoclonaux, atteignent des coûts considérables. Jean-François Delfraissy poursuit : « Compte tenu du fait que le cancer est la pathologie la plus lourde en France et qu’il s’agit là d’une véritable révolution thérapeutique, on comprend que les patients souhaitent en bénéficier et que les médecins ne se posent aucune question pour leur en faire bénéficier. Mais le prix à payer va représenter un coût majeur pour le système de santé français. Cela nous pose deux questions : comment se construit le coût d’un médicament ? Et est-ce que le coût de ces nouvelles molécules est pleinement justifié ? ». L’industrie pharmaceutique pourrait-elle réduire le coût des médicaments par des effets d’échelle, lorsqu’ils ont été utilisés de façon durable, sur un grand volume, et amortis ? Les laboratoires font valoir qu’ils ne pourraient y consentir qu’après avoir payé le prix de tous les médicaments pour lesquels ils ont fait des recherches sans que ceux-ci n’aient été mis sur le marché.
L’Homme augmenté
Avec l’arrivée des nouvelles technologies, de nouveaux débats éthiques surviennent. Recherche sur l’embryon humain, modification génétique, nouvelles techniques de biotechnologies… Le champ de la réflexion sur le respect du corps humain et de la dignité humaine s’étend à mesure que les découvertes affluent. En 1931, Aldous Huxley écrivait Le meilleur des mondes, un roman d’anticipation mettant en scène un monde débarrassé de tous les déterminismes et où la maladie, le vieillissement, étaient abolis. Depuis une quinzaine d’années et l’avènement de la révolution digitale, l’œuvre prend à certains égards les allures d’une prophétie. L’homme a toujours rêvé d’utiliser les progrès de la science et de la technologie pour dépasser ses limites biologiques. Jusqu’à un certain point, il est désormais en capacité de le faire. Et la marge de progression semble illimitée : allongement de la durée de vie, améliorations des capacités cognitives, diminution voire disparition de la souffrance… Le transhumanisme prépare l’avènement d’un monde nouveau pour un Homme nouveau, amélioré, augmenté. On ne mesure aucunement les conséquences de cette future révolution.
Une remise en cause de l’avenir de l’humain
Mais le rôle de la médecine n’est-il pas de réparer l’Homme plutôt que de l’augmenter ? N’y-a-t-il pas par ailleurs un danger dans toutes les réflexions sur l’augmentation d’une remise en cause profonde de l’acquis culturel de la personne dans sa dignité ? Thomas Lecuit : « Nous sommes tous en faveur du progrès dès lors qu’il peut permettre aux gens d’avoir une vie meilleure, d’accéder à une plus grande autonomie. Il s’agit d’une approche intrinsèquement bonne qui est de réparer et dans laquelle on corrige finalement les anomalies qui se produisent dans la nature au nom de la dignité et de la justice. Il n’est pas normal de laisser des personnes sans soins quand d’autres y ont accès par exemple. Dans l’augmentation, il y a la possibilité d’introduire une inégalité, et même de reconnaître une certaine indignité à la limite de l’homme. Certains prophètes de l’augmentation humaine verbalisent de façon très lucide sur le fait qu’il y a une limite biologique que l’on est en train de dépasser. Nous avons tous besoin d’être sans limite, mais nous sommes intrinsèquement des êtres limités ».
Jean-Michel Parouty
Revivez l’intégralité du débat en vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=USnmMMvM3lU&list=PLjelNRUFxBdxeBbwIzyDquumV1L9ifizb&index=17
Rendez-vous mardi 26 juin pour la synthèse du quatrième débat : « mémoire : l’avenir à la lumière du passé ».
Retrouvez dès à présent les premières synthèses des Rencontres Capitales dans la rubrique d’Opinion Internationale qui y est dédiée.
Les Rencontres Capitales 2018 sont organisées par l’Académie des sciences à l’Institut de France en partenariat avec : APCMA, ENGIE, FIDEXI, Fondation pour l’Audition, KEDGE, SwissLife, La Tribune, France 24 et BFM TV accompagnés de CEA, INSERM, Nova, RFI, Stonepower et Maison des Journalistes.