International
10H24 - jeudi 5 juillet 2018

Entretien exclusif avec Kersti Kaljulaid, Présidente de l’Estonie, le pays des 4 licornes et de la démocratie du consensus

 

 

De passage à Paris, Opinion Internationale a rencontré le 30 juin 2018 Madame Kersti Kaljulaid, Présidente de la République d’Estonie, pour évoquer les questions liées à la démocratie, au numérique et aux conditions d’éclosion d’une « start-up nation ».

Opinion Internationale : Une première question d’actualité pour commencer : un Sommet européen se tenait jeudi et vendredi à Bruxelles, avec au coeur des débats la question des migrants. Pensez-vous que la crise des migrants menace de faire imploser l’Union Européenne ?

Kersti Kaljulaid : Non. Parce qu’il n’y a pas de meilleure alternative à l’Union Européenne. Imaginons que l’on essaie de résoudre cette crise migratoire sans les opportunités de médiation que nous offrent l’UE, que ferions-nous ? Cela prendrait un temps considérable de trouver une solution commune.

Même si nous avons des difficultés, l’UE est la meilleure garantie pour résoudre cette crise. C’est cela l’Union Européenne.

 

Sur la crise des migrants, votre pays adopte-t-il une posture plutôt proche de celle portée par le couple Macron-Merkel ou celle défendue par les pays du Visegrad (Hongrie, Pologne, République Tchèque, Slovaquie) ? Pour le dire d’une manière différente, participerez-vous aux efforts pour l’accueil des migrants ?

Nous avons toujours participé à l’intégration des migrants. Dés de début de la crise, nous avons respecté les engagements qui nous étaient imposés par le premier plan du Président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker.

Dès que la décision d’une participation commune a été prise par l’UE, nous avons très vite construit notre propre système, avec l’aide de la Grèce tout particulièrement qui disposait déjà d’infrastructures et d’un système d’accueil et d’accompagnement, contrairement à nous.

Par ailleurs, nous nous devons d’avertir les migrants sur la situation de notre pays : petit, peu dense et au climat difficile. Et même si nous offrons des aides sociales de qualité, nos salaires, notamment dans les métiers ouvriers, ne sont pas aussi élevés que dans des pays d’Europe de l’Ouest par exemple.

 

D’un point de vue constitutionnel, vous êtes la présidente d’une République parlementaire, où les principaux pouvoirs sont aux mains du Parlement et du gouvernement. En Italie, le président de la République, qui a des prérogatives comparables aux vôtres, a été récemment très impliqué dans les affaires ayant traits à l’établissement d’une majorité. Considérez-vous qu’en ces temps difficiles pour l’Europe, votre rôle est plus impoortant qu’à l’accoutumée ?

Chaque pays a sa propre Constitution. En Estonie, le système électoral nous oblige à former des coalitions, qui sont très difficiles à établir. Mon rôle, en tant que Présidente de la République, est de m’assurer que le Premier ministre ait une majorité parlementaire. Et si il émerge une situation de changement de gouvernement, je suis bien entendu très impliquée dans les discussions, bien que je ne participe pas à l’élaboration de la coalition.

Auparavant, je travaillais au sein des institutions européennes. A Bruxelles, pour faire avancer ses idées, il est impératif de convaincre les commissaires, mais aussi le Parlement européen. En ayant évolué dans un tel environnement, je me suis habituée aux échanges et aux débats démocratiques. C’est donc dans ma nature, comme dans celle de la Constitution de mon pays, de faire en sorte que tous les points de vue soient entendus, et que les discussions soient encadrées.

Au-delà de ma fonction, et pour ces raisons, je suis très attachée aux institutions de mon pays qui, je pense, sont très bonnes car, au fond, en Estonie, personne ne peut prendre une décision seul.

Par ailleurs, une des raisons pour lesquelles notre Constitution est si bonne et si “lisible”, c’est qu’elle a été originellement rédigée non pas par un homme de droit mais par un dissident de l’Union Soviétique. Un homme qui a su, grâce à son instinct démocratique et à la lumière de l’expérience communiste, écrire une Constitution exemplaire en termes de balance des pouvoirs notamment.

 

Cinquante soldats estoniens vont se rendre au Mali, où ils accompagneront les troupes françaises. Que cette décision signifie-t-elle ?

L’Estonie ne veut pas être vue comme un pays qui, au sein d’institutions comme l’UE ou l’OTAN, ou même au sein de relations bilatérales, profite de la sécurité sans y participer elle-même. Cela fait 26 ans maintenant que nous sommes indépendants. Et cela fait 23 ans que nous participons à des actions de sécurité à l’international, comme le maintien de la paix dans certaines régions : Liban, Afghanistan, Irak. A travers ces actions, nous voulons montrer au monde que nous sommes solidaires avec nos alliés et proactifs sur les questions de sécurité.

Quant au Mali, nous connaissons les difficultés inhérentes à la présence française là-bas. C’est pourquoi nous avons proposé notre aide, qui a été acceptée.

 

Nous sommes en 2018, année du centenaire de l’armistice de la Grande Guerre mais aussi de votre République. Qu’évoquent ces souvenirs et ces commémorations à la jeune république estonienne et à ses jeunes citoyens ?

Je pense que les citoyens estoniens, lorsqu’ils lisent les livres d’histoire, comprennent l’importance que revêtent le droit international, la démocratie libérale et les droits de l’homme. Ces valeurs sont existentielles, particulièrement pour une petite nation comme la nôtre à l’indépendance récente. L’histoire du siècle passé nous montre que les choses tournent mal lorsque ces valeurs se perdent. A cet égard, les commémorations sont importantes.

 

Si l’on dit que l’Estonie est “une maison en bois 100% connectée”, pensez-vous que cela définit bien votre pays ?

L’Estonie est très gâtée par la nature. Nous avons des forêts et une côte magnifique. Mais une maison en bois, je ne crois pas que cela décrive bien mon pays.

100% connectée, en effet ! Beaucoup de gens qui sont au beau milieu de nos campagnes et de nos forêts sont en même temps très bien connectés. Et je crois que le fait que l’on puisse désormais travailler de n’importe où est une opportunité formidable, notamment pour la prochaine génération. Mais cela pose la question de l’organisation de notre système social. Si nos citoyens travaillent et créent de la richesse ailleurs que dans notre pays, comment organiser notre système d’imposition ? C’est d’ailleurs une question que l’on a eu à coeur de poser au sein des institutions européennes, lorsque nous avions la présidence de l’Union au second semestre 2017. Ensemble, nous avons réfléchi à un futur système social global qui embrasse les avancées technologiques.

 

Propos recueillis par Philippe BOYER et Michel TAUBE.

Traduction : Gaspard VELTEN

 

 

 

 

 

 

 

Au pays des licornes, par Philippe Boyer

« Rapporté à nos 1,3 millions d’habitants, aucun autre pays dans le monde ne peut se targuer d’avoir donné naissance à 4 licornes. » C’est à peu près en ces termes que Kersti Kaljulaid, Présidente de la République d’Estonie rappelle que son pays, situé aux confins des Etats Baltes et membre de l’Union Européenne depuis 2004, est aujourd’hui unanimement reconnu comme une référence en matière d’entrepreneuriat numérique et d’e-administration. Ces licornes-là n’ont rien de mythiques créatures. Elles sont bien réelles avec, pour chacune d’entre elle, une valorisation au moins égale au milliard de dollars. Qu’elles s’appellent Taxify (concurrent d’Uber), Skype (service de messagerie vidéo racheté 2,6 milliards de dollars par eBay en 2005 puis revendue à Microsoft pour 8,5 milliards), Playtech (e-sport) ou TransferWise (entreprise de transferts d’argent internationaux de pair à pair), toutes sont originaires de Tallinn. Toutes sont également la preuve que le virage numérique pris par l’Etat estonien au milieu des années quatre-vingt-dix s’est révélé gagnant lorsqu’il a fallu libéraliser l’économie tout en misant sur le développement généralisé du numérique pour tous les citoyens.

Et la Présidente de la République d’expliquer : Si l’Estonie est aujourd’hui reconnue comme une « start-up nation », c’est d’abord le résultat de l’environnement économique et législatif que nous avons créé dans lequel il n’a jamais été question de sur-réguler pour ne pas entraver la croissance de milliers de start-up. Dans le même temps, nous sommes restés très attentifs à ne pas tout abandonner de notre souveraineté à ces acteurs technologiques qui ont accompagné la transformation de notre pays. Grâce à cette politique qui repose sur la primauté de l’Etat en matière de choix technologiques au service de tous nos citoyens, l’Estonie a réussi à garder le contrôle en particulier sur les sujets sensibles qui mêlent algorithmes et données personnelles. »

Dans cet Etat où, depuis 2002, chaque citoyen dispose d’une carte d’identité personnelle numérique permettant d’accéder aux « e-services publics » et où les élèves, les enseignants et les citoyens ont été formés à l’usage de ces nouvelles technologies, le pari estonien repose à la fois sur la responsabilisation citoyenne tout en se fiant à un Etat devenu tiers de confiance numérique.


Le futur numérique de l’Estonie s’écrit en Blockchain

Lancé en 2014, le programme « d’e-residence » fait partie de ces initiatives destinées à attirer les entrepreneurs du monde entier. Ce statut par lequel les étrangers peuvent postuler, par internet, pour devenir « e-citoyen » et ainsi se simplifier les procédures administratives pour créer une entreprise et ouvrir un compte bancaire a permis à l’Estonie de faire connaitre sa stratégie numérique de la fin des années quatre-vingt-dix, aussi connue sous le nom de « program X-Road ».

C’est cet ambitieux programme de transformation numérique de la société qui a permis à l’Estonie de présenter ses « e-services administratifs » par-delà ses frontières en démontrant que le numérique pouvait être la solution pour les Etats à la recherche de voies et moyens pour simplifier leur fonctionnement. C’est à ce titre que la France et l’Estonie entretiennent des liens étroits : « Sur ces sujets de digitalisation de l’administration, le Président Macron et le secrétaire d’Etat en charge du numérique, Mounir Mahjoubi, savent que l’Estonie est un laboratoire pour tout ce qui concerne la digitalisation et la simplification administrative. Nos deux pays travaillent en étroite collaboration sur ces sujets », ajoute la présidente Kersti Kaljulaid.

L’Estonie a prévu d’aller encore plus loin avec, d’ici à janvier 2019, la création d’un visa “digital nomads” pour inciter les start-upper du monde entier à venir « essayer » le pays et s’y installer pendant une année. Il faut dire qu’avec un réseau wifi public largement accessible sur l’ensemble du territoire, rien n’est plus facile que le travail à distance.

« Si nous devions repenser le programme « X-Road » qui nous a permis de devenir un véritable Etat-numérique, je ne doute pas que nous garderions en l’état la façon dont a été pensée l’architecture principale de ce projet consistant à digitaliser le pays au service de ses citoyens. Aujourd’hui, nous continuons à ajouter sans cesse de nouveaux services numériques en nous appuyant sur cette infrastructure numérique pensée pour digitaliser le pays. En revanche, il est certain qu’à l’avenir nous nous appuierons beaucoup plus sur de nouvelles solutions technologiques plus prometteuses. Je pense notamment à la Blockchain. Même si nous avons déjà des systèmes de signatures électroniques qui permettent de s’authentifier pour voter ou aller chez le médecin… avec la technologie Blockchain tous ces actes citoyens deviendront encore plus transparents et plus sûrs. J’ajoute que ces technologies faciliteront également la coopération entre les Etats. Par exemple avec la Finlande et l’Islande, pays avec lesquels nous avons noué de nombreuses formes de coopération technologiques, dont celles d’échanges de data publiques en faveur de l’amélioration des services publics », précise la Présidente toute en insistant sur le fait que toutes ces avancées technologiques se doivent d’être conduites en lien étroit avec les acteurs privés. Ces partenariats entre acteurs publics et entreprises privées permettant à chacun de bénéficier des avancées de l’autre et ainsi de développer de nouvelles solutions immédiatement testables.

Lors de sa venue à Paris, samedi 30 juin, Kersti Kaljulaid était l’invitée d’honneur lors de la remise de diplômes aux étudiants de Sciences-Po. La présidente estonienne leur a certainement délivré un message d’espoir : « Les machines seront certes de plus en plus performantes mais elles ne seront jamais aussi intelligentes que les humains. Notre monde se prépare à peine à ces grands changements mais vous devez rester vigilants. »

Philippe BOYER

Directeur de la publication

Arrêtons de dénigrer notre chère Tunisie !

En cette ère où les images ont un pouvoir émotionnel puissant et peuvent fausser la réalité, Nous, enfants de la France et de la Tunisie, et amis de cette terre d’Afrique du…