Opinion Internationale consacre une rubrique aux Rencontres Capitales en publiant chaque mardi matin la synthèse d’un débat de l’édition 2018.
C’est avec le débat sur les enjeux de l’intelligence artificielle que se sont poursuivies les Rencontres Capitales 2018 consacrées à « mémoire et mutations » organisées par l’Académie des sciences à l’Institut de France.
Le sujet de l’intelligence artificielle rythme l’actualité. Il a été au coeur du rapport de Cédric Villani. L’intelligence artificielle ne soulève pas seulement un débat technologique, mais aussi un débat politique et un débat de société. Nous avons tous un smartphone et des intelligences artificielles avec nous à travers les algorithmes du quotidien. Quel avenir nous réservent les algorithmes ? Quelles avancées propose l’intelligence artificielle ? Est-elle à craindre ?
De quoi parlons-nous quand nous évoquons l’intelligence artificielle ?
Nous sommes entourés d’algorithmes. Gérard Berry, informaticien, professeur au Collège de France et membre de l’Académie des Sciences, apporte quelques précisions sur ces algorithmes omniprésents et les étapes de leur création. » J’ai écrit beaucoup d’algorithmes. Il y a des algorithmes plein nos voitures, nos avions, nos systèmes sonores. On écrit ce que doit faire l’algorithme et il le fait. Dans les années 50, une réflexion a émergé sur la notion d’intelligence : les scientifiques ont commencé à imaginer une façon de laisser les machines découvrir des choses seules, plutôt que de tout leur expliquer eux-mêmes. Il y a eu beaucoup d’échecs dans ce domaine, les choses ont commencé à fonctionner récemment. Aujourd’hui par exemple, on prend des photos, et on va donner des images annotées par millions à la main à ces systèmes. Ils vont apprendre ensuite à reconnaître les choses sur les photos avec une très bonne fidélité, qui devient meilleure que la nôtre. » Pour faire fonctionner ces systèmes, Gérard Berry rappelle qu’il faut à la fois une grosse puissance de calculs et des données fiables.
L’intelligence artificielle au coeur de notre quotidien
Mari-Noëlle Jégo-Laveissiere est Directrice exécutive Innovations et Technologies chez Orange. Elle explique que l’intelligence artificielle occupe une place très concrète dans le quotidien d’Orange. Pour les clients, cela passe par exemple par une nouvelle capacité d’interaction, notamment d’interaction vocale, avec sa banque ou sa télévision. « C’est de l’intelligence conversationnelle avec une machine. » L’année dernière, aux Etats-Unis, 20% des questions de recherche ont été faites oralement : l’assistant vocal est en train de rentrer dans la vie de tous les jours. « Avec Orange, vous aurez bientôt « OK Djingo« , poursuit-elle, en évoquant la nouvelle enceinte connectée développée par l’entreprise.
Cyrus North est créateur d’une chaîne You Tube autour de concepts philosophiques. Il s’est spécialisé dans les vidéos pour faire comprendre la société et les technologies. Il rappelle que les algorithmes et l’intelligence artificielle se sont immiscés naturellement dans nos vies, et qu’ils permettent un confort dont on ne se passe plus. « Par exemple, je n’allume plus mes lumières, c’est fait avec OK Google. »
La technologie ne remplace pas les emplois
Elie Cohen est économiste. Il constate que, depuis la révolution industrielle, les grandes évolutions technologique et mécaniques ont eu un effet positif sur la croissance des richesses et donc du PIB. Et qu’elles n’ont pas, contrairement aux croyances, engendré de résultats négatifs sur l’emploi. « Au contraire, le moteur technologique a permis une formidable croissance des richesses, des revenus et de l’emploi. » Il illustre sa pensée en rappelant que depuis 1870, la durée moyenne du travail a été divisée par deux tandis que la richesse individuelle a été multipliée par cinq. Et ajoute qu’aujourd’hui, ce sont les pays les plus robotisés qui connaissent la meilleure dynamique de croissance et d’emploi, comme la Corée du Sud. Enfin, il souligne que l’intelligence artificielle va particulièrement toucher certains secteurs comme la médecine, un secteur où une réduction d’emploi n’est pas envisageable. « L’apport de l’intelligence artificielle est considérable pour l’amélioration du diagnostic, la lecture automatique de radiographies, la détection de mélanomes. Et on ne peut pas imaginer qu’il y aura, dans ce secteur, un effondrement de l’emploi. » Il pense au contraire qu’on verra naître une intelligence hybride née de l’interaction entre le médecin et les aides qu’il aura reçues grâce à l’intelligence artificielle.
L’intelligence artificielle et la sécurité des données
Directeur général de Gemalto, grande entreprise française spécialisée notamment dans la carte à puces, Philippe Vallée rappelle que l’authentification est partout dans notre quotidien : lorsqu’on insère sa carte à puce dans son téléphone, lorsqu’on passe la frontière avec un passeport électronique…Pour lui, l’intelligence artificielle doit servir à « authentifier les clients sans alourdir la sécurité« . Elle va notamment consister à analyser « les traces » du client : son visage, son empreinte de doigt, ce qu’il sait ou ce qu’il connaît, comme par exemple un code secret. « Il est hors de question de laisser accéder n’importe qui à votre compte bancaire. Nous sommes donc toujours dans une problématique de compromis entre l’interface utilisateur, la facilité d’usage et la sécurité. »
L’affaire Facebook a récemment soulevé une interrogation : comment protéger nos données sur Internet ? Fin mai 2018, la norme européenne RGPD, réglementation générale sur la protection des données, est entrée en vigueur en Europe. Selon Cyrus North, « le fait que les droits de l’homme limitent notre progrès en matière d’intelligence artificielle est très intéressant. » Il souligne aussi que la population réalise actuellement qu’elle est en train de fournir un tas de données via les sites et les applications. « Et ces données, c’est de la valeur produite par nous. On a intérêt à les protéger, peut-être même à les vendre.
Pour Mari-Noëlle Jégo-Laveissiere, l’intelligence artificielle doit apporter quelque chose qui fait sens, un confort, une connectivité. « Il faut que nos systèmes n »utilisent les données de nos clients que quand ils sont d’accord, parce que ça leur apporte une valeur ajoutée, et qu’ils la comprennent. » Elle rappelle par exemple que les Internautes cliquent régulièrement sur le bouton « j’accepte » sur un site, après quatre pages en caractère 4 qu’ils n’ont pas lues. « Il faut donc donner un texte simple au client, qu’il comprend, pour qu’il sache ce qu’il accepte. »
La stratégie du gouvernement français
S’agissant d’intelligence artificielle, le rapport Villani a mis en évidence quatre domaines prioritaires pour une stratégie française : la santé, la ou les mobilités, la défense ou le militaire et enfin l’environnement. Pour Elie Cohen, le rapport de Cédric Villani montre surtout une nouvelle façon d’envisager l’avenir en matière de politique industrielle. Il ne s’agit plus de fixer des objectifs dans des domaines, mais de promouvoir des écosystèmes d’innovation entre des pôles de création, des pôles de diffusion et des pôles de mises en oeuvre des connaissances. »Le rôle de l’Etat doit être un rôle d’incitateur, de diffuseur d’information, de labellisateur. Cela se prête particulièrement bien dans le cas de l’intelligence artificielle, car nous avons, dans ce domaine-là, plutôt une très bonne qualité de recherche et d’enseignement supérieur, mais qui ne débouche pas beaucoup en matière industrielle et en matière de grands systèmes. » Il cite ensuite les nombreux atouts et bases de données dont il faudrait exploiter la richesse collective: un système de santé centralisé, des pratiques de recherche clinique de qualité, des instituts hospitalo-universitaires.
L’effet bulle des algorithmes nous isole…
Les algorithmes s’appuient sur ce qu’ils ont observé. Ils vont recommander aux clients des choses qui leur ressemblent : musique, vêtements, objets. Cela pose plusieurs questions. D’abord, que reste-t-il de notre libre arbitre lorsque nous sommes sans cesse envahis de recommandations personnalisées. Sur ce point, Cyrus North répond en expliquant que quitte à voir une publicité, il préfère voir une publicité qui le concerne. Ces recommandations vont également créer un effet bulle autour des internautes. Mari-Noëlle Jégo-Laveissiere rappelle qu’à force de recevoir des recommandations suggérées par les algorithmes, les clients vont avoir l’impression de vivre dans une bulle où tout le monde leur ressemble et pense comme eux. « Il faut rentrer dans une boutique avec des vêtements moches, il faut aller voir autre chose. Sinon on est conforté et cela rend intolérant. »
L’intelligence artificielle et ses dangers
La crainte de création, par des pays malveillants, d’intelligences artificielle tueuses est réelle. Elie Cohen rappelle que la Chine avait développé une série de drones tueurs, largués pour brouiller les systèmes de défense américains, mais que cette utilisation avait d’abord été conçue comme une réponse asymétrique du faible au fort. « Aujourd’hui, l’intelligence artificielle devient mainstream dans l’industrie de défense. Elle est moins l’arme du faible. »
Pour Gérard Berry, le danger serait plutôt à craindre du côté des guerres cybernétiques. « Une attaque sur le réseau ukrainien, c’est plus malin qu’un robot tueur. Si on attaque le réseau électrique français, c’est aussi plus efficace et dangereux qu’un robot tueur. »
La place des femmes
Emmanuel Macron a prévenu sur la place des femmes au sein de la révolution digitale : « si l’intelligence artificielle est faite à mon image, avec des hommes blancs quadragénaires, on court à la catastrophe. » Pour Mari-Noëlle Jégo-Laveissiere, le robot reproduit le passé, il est intelligent mais éduqué uniquement par ce qu’il a vu. Il faut donc l’éduquer pour que les choses puissent changer, notamment pour que puisse grandir la place des femmes. » Les technologies d’aujourd’hui façonnent le monde de demain. Il faut dont qu’elles soient fabriquées par une moitié d’hommes et une moitié de femmes. Chez Orange, on essaye de recruter des femmes dans ces domaines, mais l’effort doit aussi se faire avant, pas seulement dans les entreprises. Une chercheuse du MIT a regardé les zones du cerveau touchées quand on code. Il en ressort que l’apprentissage du code s’approche plus de l’apprentissage d’une langue que des mathématiques. Si les femmes sont bonnes en langues, elles sont donc bonnes en code, et on devrait en avoir plus dans ce domaine. »
Pascal Bertin
Revivez l’intégralité du débat en vidéo.
Rendez-vous mardi 24 juillet pour la synthèse du débat : « Quelle culture, quel patrimoine, pour les sociétés en mutations ? »
Retrouvez dès à présent les premières synthèses des Rencontres Capitales dans la rubrique d’Opinion Internationale qui y est dédiée.
Les Rencontres Capitales 2018 sont organisées par l’Académie des sciences à l’Institut de France en partenariat avec : APCMA, ENGIE, FIDEXI, Fondation pour l’Audition, KEDGE, SwissLife, La Tribune, France 24 et BFM TV accompagnés de CEA, INSERM, Nova, RFI, Stonepower et Maison des Journalistes.