Géopolitiques
09H44 - mardi 4 septembre 2018

A Krynica, l’autre Europe veut rester européenne. La chronique d’Aymeric Chauprade

 

Du 4 au 6 octobre, la petite station de ski de Krynica-Zdroj, dans le sud de la Pologne, non loin de Cracovie, accueillera la 28e édition du Forum économique, ce « Davos » de l’Est qui réunit des décideurs économiques et politiques venus de toute l’Europe mais aussi des Etats-Unis, de Russie et de Chine.

Au moment même où, d’un ton grave, l’on nous explique à Paris et Bruxelles, que la Pologne connaît une terrible régression autoritaire, qu’elle s’écarte même, sous les menées de son gouvernement Droit et Justice (PiS), des critères de l’Etat de droit, n’est-il pas étrange d’assister à un tel rassemblement élitaire de 3000 décideurs, en majorité acquis à l’idéologie de « la mondialisation heureuse » ? Durant trois jours, près de 200 tables rondes seront une occasion unique de débattre d’à peu près tous les enjeux contemporains, qu’ils soient géopolitiques, économiques, financiers, ou sociétaux. Faut-il donc que la démocratie polonaise soit gravement en danger pour que les principaux mouvements d’opposition au PiS, tel la Plateforme civique, puissent y organiser leurs propres tables rondes, aux titres aussi évocateurs que « Comment défendre l’économie face aux populistes » ?

Depuis 28 ans, la tenue de cet immense forum de débats libres, réunissant, fait exceptionnel en Europe et hélas impossible en France, dans un seul et même événement, des conceptions aussi différentes de la construction européenne, fédéralistes ou souverainistes, atlantistes ou russophiles, libérales ou étatistes, est bien la preuve de la très bonne santé de la démocratie est-européenne ! Le philosophe viendra y débattre des évolutions sociétales, de l’Intelligence artificielle jusqu’à « l’Homme-augmenté », l’économiste de la possibilité ou non d’un capitalisme national ou du marché de l’emploi européen. Le géopolitologue, quant à lui, fixera son attention sur les étapes est-européennes des Routes de la Soie chinoises, ou bien encore sur cette Initiative des Trois mers (noire, adriatique et baltique) qui rassemble douze pays de l’Est et qui entend concurrencer les exportations de gaz russe vers l’Europe centrale et orientale par des importations de gaz de schiste américain liquéfié et débarquant dans des terminaux croate et polonais. La mer, encore elle, et bien que le Forum se déroule dans cette Europe des Carpathes, reviendra dans le débat sur le « redéploiement et la modernisation de ces chantiers navals polonais » lesquels évoquent tant la liberté (Lech Walesa et Solidarno ść) pour une génération entière d’Européens qui a connu le Rideau de fer. Xavier Guillou, PDG de Naval Group (ex DCNS), viendra sans doute y démontrer l’intérêt que la Pologne aurait à reconstruire le partenariat naval franco-polonais, car en bon industriel français, il a probablement compris lui, et à la différence de beaucoup de nos politiques, l’importance stratégique du groupe de Visegrad !

 

L’Europe de Visegrad

Car il semble en effet que ni Paris ni Berlin, ni Bruxelles, n’aient encore vraiment pris la mesure de ce qu’est Visegrad. En 1335, trois souverains, Jean Ier roi de Bohême, Charles-Robert d’Anjou roi de Hongrie et Casimir III, roi de Pologne, se rencontraient dans la ville hongroise de Visegrad, pour dépasser leurs différends et tenter de trouver un terrain d’entente face aux défis extérieurs. En 1991, après l’effondrement du soviétisme à l’Est et, avec lui, du Pacte de Varsovie, les dirigeants polonais, tchécoslovaque et hongrois se retrouvèrent, à leur tour, dans la ville hongroise. Visegrad était né, et devenait, deux ans plus tard, le V4, du fait du divorce de velours entre Slovaques avec Tchèques. Un objectif majeur dirigeait ce groupe de nations nouvellement libres : intégrer l’OTAN puis l’Union européenne, ce qui fut fait entre 1999 et 2004.

A partir de 2004, le groupe de Visegrad perdit un peu de sa raison d’être, puisque l’objectif pour lequel il s’était formé était atteint. Mais restait la concertation et les tentatives de définir des positions communes. Rien de bien significatif en vérité ne sortait de ces discussions !

En 2015, le V4 connut un réveil fracassant « à la faveur » de la crise migratoire et par la convergence de deux capitales, Budapest et Varsovie. Des centaines de milliers de migrants moyen-orientaux et africains affluaient alors vers l’Union européenne et, tandis que Madame Merkel et le Pape François appelaient à accueillir massivement ces millions de « femmes et d’hommes menacés par la guerre », ni Budapest ni Varsovie ne semblaient disposés eux à croire aux vertus du multiculturalisme et d’une Europe toutes frontières ouvertes. A peine sortis du totalitarisme communiste, Orban et Kaczynsky voyaient poindre aux frontières de l’Union la menace du totalitarisme islamique et de milliers de soldats djihadistes fondus dans les innombrables foules de migrants musulmans. Trop d’attentats terroristes perpétrés jusqu’en France depuis 2015 sont malheureusement loin de leur donner tort.

La Slovaquie de Fico et la Tchéquie de Babis puis Zeman rejoignaient Budapest et Varsovie dans le même scepticisme à l’endroit des réfugiés. Une fracture réelle se dessinait entre les deux Europes. L’une faisant de l’accueil sa valeur suprême, au risque de mettre en péril l’équilibre de ses sociétés et de provoquer la colère des peuples européens (avec comme conséquence le renforcement du « populisme » à chaque nouvelle élection dans un Etat européen), l’autre considérant que la responsabilité d’un dirigeant européen consistait d’abord à défendre l’intérêt national et celui de la civilisation européenne.

Aujourd’hui Paris et la Commission européenne regardent ce groupe de Visegrad avec le mépris qu’ils réservent au populisme. Grave erreur !

En premier lieu parce que nous ne parlons pas de « rien » lorsque nous parlons de l’Europe de Visegrad. Il s’agit, tout de même, d’un ensemble de 65 millions d’habitants, le poids de la France donc, soit près de 13% des voix au sein du Conseil de l’Union européenne. Son PIB est de 880 milliards de dollars, et si le groupe de Visegrad était un pays, il serait la cinquième puissance européenne et la douzième puissance mondiale. Et tout ce poids doit être augmenté de deux phénomènes concomitants : depuis le printemps 2018 l’arrivée en Italie d’un gouvernement souverainiste parfaitement en phase avec le V4, mais aussi l’excellente relation que l’Autriche gouvernée par le jeune et brillant Sebastien Kurz entretient avec les gouvernements du V4, une Autriche qui assure, faut-il le rappeler, la Présidence de l’Union européenne jusqu’en décembre prochain.

Lorsque l’on lit Le Monde, attablé dans un café de Saint-Germain-des-Prés, non loin de Sciences Po Paris, au centre du monde donc, on pourrait penser que Varsovie et Budapest sont loin, isolés, et peuplés de gens à chemises à grands carreaux et qui sentent la cigarette froide. Mais lorsque l’on passe, comme je le fais, une bonne partie de son temps à sillonner cette Europe centrale dynamique, aux taux de croissance à 4%, avec parfois un chômage à moins de 3% (Tchéquie), on sait que le monde a changé, et pas seulement en Asie. Lorsque l’on y croise les Israéliens (en juillet 2017, le Premier ministre israélien était au Sommet des pays de Visegrad à Budapest), les Chinois (le programme 16 pays +1, la Chine, dans le cadre du développement des Nouvelles Routes de la Soie, avec des projets de canaux, d’autoroutes, de lignes ferroviaires à grande vitesse), les Américains (soucieux de creuser la fracture entre l’Europe centrale et Moscou), les Russes (proches de la Hongrie à laquelle Rossatom a vendu un centrale nucléaire pour 13 milliards €), et toujours les Allemands (à Bruxelles ils condamnent, mais sur place ils investissent !), alors on se dit que vraiment la France et quelques pays d’Europe de l’Ouest sont en train de rater quelque chose en Europe centrale !

 

Ne réduisons pas la question européenne au duel Macron – Orban

J’entends maintenant qu’à Paris certains voudraient bipolariser le duel des élections européennes suivant un clivage Macron contre Orban, bref la France contre les pays de l’Est… Cette bipolarisation politique serait une triple erreur pour la France et pour l’Europe toute entière.

Une erreur politique tout d’abord. Les Français ne veulent pas plus détruire l’Union européenne qu’ils ne veulent être islamisés. Le choix n’est pas entre « être européen et pour l’immigration » ou « être contre l’immigration et contre l’Europe ». Le véritable intérêt national et européen, consiste à être pour l’Europe (mais une Europe réformée, à la fois réaliste et efficace) et pour sa civilisation !

Une erreur géopolitique ensuite. Si l’idéologue de la droite américaine Steven Bannon s’emploie, en ce moment même, à financer les partis souverainistes d’Europe de l’Ouest, c’est que le but du gouvernement des Etats-Unis et de l’Amérique de Trump et consorts est de détruire l’Union européenne, tout simplement parce que celle-ci rêve d’une Europe-ventre mou de l’Amérique et non d’une Europe-puissance indépendante, capable de nouer des partenariats stratégiques, tant avec la Russie qu’avec la Turquie (laquelle n’a évidemment pas vocation à entrer dans l’Union pour des raisons évidentes de cohérence civilisationnelle !). Il convient donc d’entendre ce que l’Europe centrale nous dit, non seulement parce que ses propos sont de bon sens, mais aussi afin que celle-ci ne se sépare pas de l’Ouest, ce qui est précisément l’objectif de Washington !

Une erreur civilisationnelle enfin, car oui, dans la grande dispute entre l’Ouest et l’Est à propos de l’accueil des réfugiés, c’est bien l’Est qui a raison, c’est l’Est qui a l’intelligence du temps long de l’Histoire, qui mesure le péril démographique (continent africain) et idéologique (totalitarisme islamique) pesant sur la civilisation européenne. Alors qui peut blâmer les gouvernements du groupe de Visegrad de ne pas vouloir commettre nos erreurs ?

 

Ce que je dirai à Krynica

Ce que je dirai à Krynica, notamment à l’occasion de ce débat « Quo Vadis Europe ? » animé par le professeur de philosophie politique polonais Zdzislaw Krasnodebski, député au Parlement européen (élu PiS), c’est que l’arrogance et la diabolisation de l’Europe centrale sont de bien mauvaises options. J’ai pour habitude de tenir un langage de vérité à mes amis. Parce que j’aime la Pologne, que je tiens à son indépendance, je lui dirai que sa proximité avec Washington ne doit pas être synonyme d’antagonisme avec Moscou.

Que la Pologne regarde l’exemple de la France. Le propre d’une puissance qui se veut grande est justement de pouvoir se permettre d’avoir de bonnes relations avec Washington et Moscou à la fois ! Mais en même temps, je prône le dialogue entre l’Ouest et l’Est de l’Europe et je n’accepte pas cette arrogance qu’affichent Paris et Bruxelles à l’endroit de Varsovie et Budapest.

Vienne, avec la sagesse des vieilles capitales d’Empire, par la qualité de ses relations auprès de Bruxelles autant que de « Visegrad » et Moscou, a beaucoup à nous apprendre. Je le répète : l’habileté et l’intelligence du chancelier autrichien Sebastian Kurz à cet égard, doivent être regardées avec beaucoup d’intérêt.

L’Europe de Visegrad, qu’on se le dise enfin, fait partie intégrante de l’Union européenne : elle y est aussi légitime que la France, même si elle y est entrée plus tard. Et aujourd’hui, force est de lui reconnaître que c’est elle qui se montre garante de l’avenir de notre civilisation européenne, héritière aussi bien de Jérusalem, que d’Athènes, de Rome, de la chrétienté, des Lumières… Il est décidément temps d’écouter ce que l’Europe de Krynica veut nous dire !

 

Aymeric Chauprade

Professeur de relations internationales, Aymeric Chauprade est l’un des refondateurs de la géopolitique française et a publié plusieurs ouvrages de référence. Député au Parlement européen, il est aujourd’hui Vice-Président du Groupe Europe de la démocratie directe et des libertés (EFDD).