Tandis que l’Europe se divise pour savoir s’il faut subir les vagues migratoires venues d’Afrique ou leur résister, la Chine a tenu elle, la semaine dernière, son 7e Sommet sino-africain à Pékin.
Les relations sino-africaines s’inscrivent dans la longue durée de l’Histoire, au moins depuis les fameuses expéditions de l’Amiral Zheng He au XVe siècle. Mais au XXe siècle, c’est la fameuse conférence de Bandung en 1955 (les non-alignés), qui en pose les fondations véritables.
Depuis Bandung, deux priorités chinoises se sont récemment affirmées : 1/ isoler Taïwan, un objectif aujourd’hui atteint puisqu’à Pékin, la semaine dernière, un seul pays africain manquait à l’appel, le petit royaume du Swaziland encore ami de Taipei ! 2/ sécuriser les approvisionnements chinois en matières premières, tant les hydrocarbures (en 2004, la Chine est devenue importatrice nette de pétrole), que les produits agricoles et les terres fertiles.
Ensemble, ces objectifs ont produit, en seulement quelques années, un résultat impressionnant. La République populaire de Chine est devenue le premier partenaire économique de l’Afrique, avec un commerce pesant 170 milliards de USD en 2017. La démographie chinoise en Afrique est opaque, mais avec, selon les sources, 1 à 2 millions de Chinois vivent en Afrique et 2500 à 10000 entreprises chinoises y sont installées, l’ordre de grandeur parle de lui-même !
En deux décennies, la Chine est aussi devenue le premier créancier du continent. La dette africaine auprès de Pékin a atteint, en vingt ans, 132 milliards de USD, ce qui ne représente toutefois que 15% de la dette africaine. Un tel essor de celle-ci suscite des critiques de la part du FMI, alors même que l’essentiel de cette dette résulte de la crise financière de 2007 et de la chute des prix des matières premières. On pourrait affirmer, après tout, qu’une dette servant à financer la construction d’infrastructures est une bonne dette ! Ces infrastructures, des réseaux de transport, des hôpitaux, des stades, des palais gouvernementaux, des ports représentent, en effet, le premier secteur d’activité chinoise sur le continent. Nous citerons ici trois réalisations ferroviaires : le Tanzam, de Dar-es-Salam (Tanzanie) à Lusaka (Zambie), réalisé de 1970 à 1975, le Djibouti-Addis-Abeba modernisé en 2016 et enfin, inaugurée en 2017, et enfin la ligne Mombasa-Nairobi au Kenya.
Réduire ce vaste essor chinois au secteur des infrastructures (occupé à 50% par les entreprises chinoises) serait cependant commettre une erreur. Les Chinois sont de plus en plus visibles dans le domaine de l’économie digitale, notamment Alibaba et Tencet, mais aussi Huawei ou ZTE.
Fort logiquement, l’importance de la projection commerciale de la Chine fait de celle-ci un puissant acteur financier et monétaire. Des pays comme le Rwanda, l’Afrique du Sud, le Kenya, le Nigeria, le Zimbabwe, le Bostwana ont adopté, ou veulent adopter, le yuan comme devise de réserve et parfois même de règlement.
Puis il y a la diplomatie culturelle, à l’image de ce que la France fait (fit ?) avec la Francophonie. Le Soft Power chinois en Afrique se déploie à partir d’une cinquantaine d’instituts Confucius, au sein desquels la jeunesse africaine peut apprendre le mandarin et découvrir la civilisation de l’Empire du Milieu. Le volume croissant des bourses accordées aux étudiants africains dans les universités chinoises témoigne, à la fois de la vitalité de la coopération culturelle sino-africaine, et du fait, que, à la différence des Européens, les Chinois ont décidé d’accueillir chez eux des « cerveaux » plutôt que des « ventres »…
Enjeux de sécurité
Voyant leurs intérêts (et le nombre de leurs ressortissants) en Afrique prendre de l’ampleur, les Chinois ont le souci de les « sécuriser ». D’où l’effort sécuritaire chinois, un phénomène qui perturbe les chancelleries occidentales mais qui est logique. Les Français peuvent évacuer militairement leurs ressortissants rapidement grâce à leur pré-positionnement en Afrique. Les Chinois entendent bien pouvoir faire la même chose.
Comme les Français et les Américains, les Chinois disposent d’une base permanente à Djibouti, et s’emploient à trouver de nouvelles implantations en Afrique de l’Ouest, tandis que les Français s’interrogent pour savoir combien de bases ils doivent fermer sur le continent.
Les Chinois participent aussi activement, dans le cadre onusien, aux opérations de maintien de la paix en Afrique, déployant des milliers d’hommes au Mali ou au Soudan. Et ce mois de juin 2018, pour la première fois, l’APL (Armée populaire de libération) a organisé à Pékin un forum sino-africain consacré aux questions de défense et de sécurité.
Les Routes de la soie passent par l’Afrique
Cet impressionnant déploiement économique, financier, culturel et maintenant militaire, ne se serait jamais fait sans une forte volonté politique de Pékin, volonté manifestée par l’organisation régulière, depuis 2000 et tous les trois ans, de grands sommets sino-africains tenus alternativement à Pékin et dans une capitale africaine. Lors de ce 7e Sommet tenu à Pékin, qui a réuni la totalité des Etats africains, à l’exception donc du Swatini (ex-Swaziland et dernier Etat africain à privilégier Taïpei), et pour lequel plusieurs chefs d’Etats du continent africain avaient fait le déplacement (Al Sissi, Kagamé, Ouattara, Sassou N’Guesso, Ramaphosa, Buhari), deux thèmes essentiels ont été discutés : l’Afrique dans les Nouvelles Routes de la Soie et la construction d’une communauté sino-africaine.
L’Afrique se trouve donc associée au projet phare du Président Xi Jiping lancé en 2013, les fameuses Nouvelles Routes de la Soie, que les Chinois appellent Une ceinture (maritime), une route (terrestre). Selon le Mofcom, le Ministère du commerce chinois, depuis 2015, ce sont trois milliards de dollars annuels qui ont été destinés à l’Afrique par Pékin, dans ce cadre. Les différentes lignes de chemin de fer construites ou en voie de construction s’insèrent dans les Routes de la Soie version africaine.
Quant au deuxième objectif annoncé à Pékin, à savoir la construction d’une communauté sino-africaine, il est directement inspiré de ce que la France néglige aujourd’hui : la Francophonie ! Bien sûr, tout cela n’est pas dit ouvertement, mais comment ne pas imaginer le risque de voir l’Institut Confucius remplacer l’Alliance française ? Grâce à la Francophonie africaine, la France a pu longtemps compter sur un conséquent réservoir de voix à l’ONU. Grâce à la communauté sino-africaine, la Chine disposera d’un gisement de voix encore plus important que la France, et aura ainsi su faire échec, patiemment, à la politique d’ingérence occidentale.
On peut se demander sérieusement si la France ne manque pas aujourd’hui de volontarisme politique et économique en Afrique.
La réalité est que la Chine qui dit refuser tout « néo-colonialisme » est, quant à elle, et sans aucune exigence en matière de « gouvernance », devenue le principal acteur extérieur du développement africain.
Lorsque le monde change, ce qui nous menace, ce ne sont pas les autres qui croissent, c’est notre propre incapacité à nous adapter. Un monde multipolaire est en train de naître, cela n’aura échappé à personne. Et en tournant, inexorablement, la roue de l’Histoire modifie l’ordre des puissances.
Seul continent qui n’a pas commencé sa transition démographique, l’Afrique constitue le principal défi pour le monde et plus particulièrement pour l’Europe. On le sait, aujourd’hui, 40% de la population africaine a moins de 15 ans. En 2050, pour un « vieil européen », il y aura trois jeunes africains.
Or pour les trente à quarante années à venir, le développement africain en cours, en partie grâce à l’action de la Chine, va créer une classe moyenne dont la priorité numéro 1 ne sera pas de s’enrichir en Afrique mais d’immigrer en Europe. Car il est établi que ce n’est pas la misère ou la guerre qui forgent les gros bataillons de l’immigration, mais le « bas » de la classe moyenne africaine, soit une immigration potentielle de l’ordre de la centaine de millions voire beaucoup plus à horizon d’un siècle !
L’enjeu n’est donc pas tant le développement de l’Afrique que la « fixation » sur le continent africain de cette classe moyenne émergente. Or si la Chine a une stratégie de développement sur le continent noir, elle ne se préoccupe nullement de cet autre défi de la fixation des populations en Afrique. Il est temps que l’Europe se penche sur ce deuxième sujet !
Aymeric Chauprade
Professeur de relations internationales, Aymeric Chauprade est l’un des refondateurs de la géopolitique française et a publié plusieurs ouvrages de référence. Député au Parlement européen, il est aujourd’hui Vice-Président du Groupe Europe de la démocratie directe et des libertés (EFDD).