Les manœuvres russo-chinoises Orient 2018 (Vostok 2018) qui viennent de s’achever sur le polygone militaire de Tsougol, dans la région sibérienne de Baïkal, sont les plus importantes jamais réalisées par la Russie depuis 1981, en pleine époque de Guerre froide, dix ans avant la chute du bloc soviétique. Trois cents mille hommes, dix mille avions, hélicoptères et drones, trente-six mille tanks et quatre-vingt navires se sont déployés entre les terres de Sibérie et l’océan Pacifique.
Par ces manœuvres de très grande ampleur, Moscou envoie trois messages clairs à l’Occident : premièrement, « la Russie d’aujourd’hui a dépassé l’URSS d’hier. Deuxièmement : alors que qu’elle mène une guerre régionale au Moyen-Orient visant à anéantir les derniers bastions du terrorisme islamiste en Syrie, la Russie n’oublie pas qu’elle reste confrontée à un risque d’agression majeure. Troisièmement : la Russie n’a pas choisi « n’importe qui » pour se préparer à toute éventualité !
De son côté, Pékin considère Moscou comme son allié sécuritaire majeur, devant Islamabad, puisque seuls les Russes sont capables d’agir sur les adversaires ennemis régionaux de la Chine (Vietnam et Inde) et de former une coalition puissante face aux Etats-Unis.
Vostok 2018 n’est pas seulement le résultat de l’excellente entente entre deux leaders aussi forts que légitimes aux yeux de leur peuple : Vladimir Poutine a souligné, à l’occasion de cet exercice militaire, la « maîtrise et le courage de l’armée chinoise » et Xi Jiping avait célébré, voilà déjà cinq ans, son amitié avec le président russe, un verre de vodka à la main. L’exercice qui s’est tenu la semaine dernière est la manifestation spectaculaire d’une convergence profonde des visions géopolitiques et diplomatiques des deux grandes puissances.
La Russie et la Chine défendent l’avènement d’un monde multipolaire face à l’unipolarisme américain et l’entente autour de sphères d’influence établies. Ainsi la Russie ne peut-elle admettre l’encerclement sans limite de son territoire par l’OTAN, pas plus que la Chine de se laisser enfermer dans les eaux du détroit de Formose, privée d’un accès à l’océan Pacifique, condition sine qua none de son statut de puissance mondiale.
Certes, la Chine ne suit plus automatiquement la Russie à l’ONU – Pékin n’a ni reconnu le rattachement de la Crimée à la Russie (par référendum) en mars 2014 ni, en avril 2018, posé son veto à côté de celui de Moscou contre une résolution portant sur la Syrie -, mais elle partage néanmoins la même philosophie des relations internationales fondée sur le respect de la souveraineté des Etats et le refus de la théorie occidentale du droit d’ingérence humanitaire et démocratique.
La politique occidentale des sanctions, aussi contre-productive qu’injustifiée, après le référendum sur la Crimée de mars 2014, n’aura fait que conforter Moscou dans l’idée que l’Occident ne lui laisse d’autre choix que de se rapprocher de Pékin. Faut-il en effet rappeler que le 11 septembre 2001, Vladimir Poutine fut le premier chef d’Etat à téléphoner au président George W. Bush, non seulement pour assurer celui-ci de la sympathie du peuple russe, mais aussi pour proposer de remplacer l’allié saoudien « non fiable » par un autre grand producteur de pétrole, la Russie, ce qui aurait inauguré une vaste alliance euratlantique de Vancouver à Vladivostok. La réponse américaine fut… le début des Révolutions de couleur (Géorgie 2003, Ukraine 2004), autant de manifestations de la volonté américaine d’otaniser la sphère ex-soviétique et d’abaisser l’indépendance de la Russie. Ce fut, dès lors, l’affrontement des « forces de l’Atlantisme » contre les « forces de l’Eurasisme », avec une France empêtrée au milieu du gué, et essayant de conserver, malgré tout, sa fameuse position d’équilibre… Tout cela pour finir par un rapprochement réel entre Russes et Chinois.
Nuances russo-chinoises
Et pourtant rien n’allait de soi. La Russie est inquiète de la croissance économique et géopolitique de sa voisine. Sa Sibérie et son Extrême-Orient contiennent 80% de ses ressources minérales et carbonées mais elles sont presque vides de population, à côté d’un immense réservoir démographique chinois, lequel ne demande qu’à déborder.
Il y a dix jours, voyageant à Omsk, la deuxième grande ville de Sibérie, j’ai pu moi-même mesurer l’ampleur de l’asiatisation de la Sibérie. Le temps passe, la méfiance russe s’estompe cependant au bénéficie de la promesse de voir arriver, dans des contrées désertées par la jeunesse russe, tout à la fois la force de travail chinoise et l’argent des Routes de la Soie voulues par Xi Jiping.
La coopération militaire sino-russe est-elle, pour autant, si nouvelle que cela ? Depuis la fin de l’URSS, plus de trois mille deux cents officiers chinois ont été formés en Russie. On ne compte pas les exercices militaires conjoints aussi bien terrestres, par exemple dans le cadre de l’Organisation de Shangaï, en Asie centrale, face à la menace islamiste, que maritimes, face à la toute-puissance navale américaine dans le Pacifique ou même dans la Baltique comme en 2017.
La Chine, qui a connu son dernier conflit armé en 1979 avec la guerre sino-vietnamienne, manque d’expérience militaire et elle a donc beaucoup à apprendre de forces russes impliquées aujourd’hui dans la guerre syrienne mais aussi, depuis l’effondrement de l’URSS, dans de nombreux conflits post-soviétiques. Les carences chinoises peuvent être comblées aussi bien dans l’exploitation de techniques militaires complexes, que dans la lutte anti sous-marine ou la défense anti-aérienne. En Syrie, les Russes ont progressé dans le combat débarqué, les tirs anti-structures, le largage combiné hommes/matériels, le vol en essaim de drones lourds… Nul doute aussi que, durant ces manœuvres Vostok 2018, les Chinois auront profité de l’expertise russe en matière de franchissement de grands fleuves et d’ouverture d’itinéraires, ou bien de basculement rapide d’unités complètes d’un front à un autre, de défense sol-air multi-couches et multi-cibles…
Reste à savoir, aujourd’hui, à quel degré d’inter-opérabilité peuvent être arrivés les Chinois et les Russes, non seulement compte-tenu de la barrière linguistique mais aussi (très probablement) du fait du faible caractère structurel de leur coopération, à la différence des nations agissant dans le cadre otanien.
Quelles que soient les réponses à ces questions, une évidence s’impose toutefois. La folle politique de Washington et de Bruxelles à l’égard de Moscou aura accéléré, d’une part le rapprochement des armées et des industries de défense russe et chinoise (depuis les sanctions, la flotte russe commande ses moteurs diesel à la Chine et non plus à l’Allemagne !), d’autre part le transfert de compétences militaires et stratégiques de la Russie vers la future première puissance mondiale !
Car si, pendant Vostok 2018, les Chinois avaient sans doute beaucoup plus à apprendre des Russes que l’inverse, il n’en reste pas moins que le PIB de la Chine est aujourd’hui de 12 000 milliards de dollars tandis que celui de la Russie n’est que de 1500, et que Pékin dépense aujourd’hui quatre fois plus dans sa défense que Moscou !
La politique occidentale d’isolement de la Russie est donc bien, en même temps, une politique de consolidation de la Chine. Volonté ou faute politique de l’Occident ?
Aymeric Chauprade
Professeur de relations internationales, Aymeric Chauprade est l’un des refondateurs de la géopolitique française et a publié plusieurs ouvrages de référence. Député au Parlement européen, il est aujourd’hui Vice-Président du Groupe Europe de la démocratie directe et des libertés (EFDD).