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16H40 - jeudi 27 septembre 2018

Le Mondial de foot FIFA 2022, la vraie cible du blocus du Qatar ? Les bonnes feuilles du livre du Gal Chauvancy « Blocus du Qatar : l’offensive manquée »

 

Le général et spécialiste de doctrine militaire François Chauvancy a certainement eu la bonne intuition : le blocus du Qatar déclenché le 5 juin 2017 par le quartet emmené par l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis est un miroir grossissant des crises, des tensions et des rivalités qui secouent aujourd’hui l’ensemble du Moyen-Orient. Cette crise localisée révèle le jeu à multiples bandes et les modes d’action sophistiqués des protagonistes de la région et des grandes puissances mondiales.

Les médias ont somme toute peu parlé du blocus du Qatar et peu de spécialistes l’ont disséqué… Les observateurs se sont davantage penchés sur l’extraordinaire capacité de résistance et d’adaptation dont a fait preuve le Qatar en un peu plus d’une année de blocus. Mais les vraies raisons du blocus lui-même sont restées un mystère… François Chauvancy lève le voile sur ce qui apparut dans un premier temps comme une anomalie dans son livre « Blocus du Qatar : l’offensive manquée » aux Editions Hermann

Et, mieux, l’auteur met en lumière les prolongations qui s’annoncent en vue notamment du Mondial de football de la FIFA en 2022 au Qatar…

 

Qui est le Qatar ?

Opinion Internationale a déjà traité de l’actualité du Qatar en publiant un reportage sur les chrétiens de Doha, en interviewant son ministre des affaires étrangères et en organisant une conférence sur la crise du Conseil de coopération du Golfe en mars dernier. Pour tout dire, le livre de François Chauvancy vient corroborer nos intuitions initiales.

Le livre n’élude aucune question qui fâche (« Les accusations contre le Qatar de soutien au terrorisme sont-elles crédibles ? ») mais il y répond sans ambages et de façon argumentée : « Les accusations du Quartet aujourd’hui semblent donc peu justifiées et ne sont qu’un prétexte pour assurer une domination politique sur le Qatar. »

Car le Qatar est, dans la région, un acteur singulier : ni totalement wahabite ni totalement prisonnier de la rente gazière et pétrolière qui a fait hier et aujourd’hui la puissance et demain la fragilité de ses voisins du Golfe. Ce « Hub diplomatique et médiatique », comme le souligne dans la préface de l’ouvrage Renaud Girard, journaliste (et un peu plus) au Figaro, est un électron libre aux manières très occidentales qui réussit mieux que ses voisins, ne leur en déplaise, à combiner tradition et modernité.

Une rivalité sourde entre dirigeants de la région se joue actuellement : l’émir du Qatar, Cheikh Tamim Ben Hamad Al-Thani, habile gentleman, francophile et francophone chef d’Etat et fin politique déplaît et fait de l’ombre à MBS et MBZ, Mohamed Ben Salman, le nouvel homme fort de l’Arabie saoudite, et, moins connu, mais non moins influent, Mohamed Ben Zayed al Nahyane (MBZ), le prince héritier des Emirats arabes unis. Ces derniers ont certainement sous-estimé le premier…

C’est parce que l’auteur souligne que « outre les facteurs d’opportunité, l’origine de la crise de juin 2017 semble bien être le conflit générationnel au sein des pétromonarchies du golfe arabo-persique » qu’Opinion Internationale vous donne à lire le passage du livre de François Chauvancy qui portraite les deux émirs des Emirats et du Qatar.

 

PREMIER EXTRAIT DE L’OUVRAGE :

EAU : un prince héritier ambitieux

La relève est en cours aussi aux Émirats arabes unis. Bien qu’il soit toujours le président en titre de la fédération, cheikh Khalifa Ben Zayed Al Nahyane, 67 ans, victime d’une attaque cérébrale en 2014, a laissé la réalité du pouvoir à son demi- Frère, cheikh Mohamed Ben Zayed al Nahyane (MBZ) qui gouverne de facto la deuxième économie du Golfe. La guerre au Yémen l’a propulsé encore un peu plus sur le devant de la scène.

MBZ est né le 11 mars 1961 à Abou Dhabi, la capitale et le plus riche des sept émirats. Il est le fils de Cheikh Zayed Ben Sultan Al Nahyane, fondateur des Émirats arabes unis, qui en fut le président jusqu’à son décès en 2004. MBZ est le président d’Abou Dhabi Executive Council, qui est responsable du déve- loppement et de la planification de l’émirat d’Abou Dhabi, et membre du conseil suprême du pétrole. Il est aussi désormais le prince héritier et le ministre de la Défense d’Abou Dhabi.

Ancien pilote militaire, Mohammed Ben Zayed al Nahyane est l’artisan de la politique étrangère ambitieuse sinon guerrière de son pays. Au Yémen, les Émirats arabes unis sont ainsi particulièrement actifs au sein de la coalition commandée par l’Arabie saoudite qui lutte contre la rébellion chiite des Houthis. Cependant, pour les Émirats arabes unis, les Frères musulmans sont l’ennemi numéro 1 dans la région. C’est au nom de cette détestation de l’islam politique que le Qatar est aujourd’hui sous pression, accusé de « soutenir le terrorisme » par les Émirats arabes unis, l’Arabie saoudite, le Bahreïn et l’Égypte même si le lien entre les Frères musulmans et le terrorisme reste difficile à établir.

En étroite complicité, MBS et MBZ10 sont associés dans un double combat contre l’Iran et le Qatar. MBZ est présenté bien souvent comme le mentor de MBS bien que son aîné, que ce soit dans la guerre « militaire » au Yémen débutant au printemps 2015, ou bien dans la guerre économique menée contre le Qatar depuis juin 2017. MBZ lui aurait donné plusieurs conseils pour accélérer son ascension vers le trône. Le premier était d’ouvrir un canal de communication avec Israël mais aussi des relations commerciales. Le second était de réduire le pouvoir des autorités religieuses dans le royaume. Enfin, un troisième conseil était de moins dépendre du pétrole et donc de développer une économie moins monodépendante.

Leurs ambitions ont convergé dans la décision du 5 juin 2017 du CCG de rompre leurs relations avec le Qatar et de fermer toutes leurs frontières avec cet émirat, avec pour prin- cipal objectif de l’obliger à couper ses liens avec les mouve- ments islamistes – dont les Frères musulmans. Cet appétit de pouvoir se double donc chez les deux hommes, d’une détermination à doter leur État d’une diplomatie offensive en vue d’un leadership régional avec l’appui des États-Unis. MBZ l’avait prouvé dans le passé en déployant un contingent émirati en Afghanistan en 2003 au sein de l’OTAN. C’était le seul contingent arabe de la coalition contre les Talibans.

L’importance de la relation entre MBS et MBZ tient surtout au réseau que celui-ci a développé notamment aux États-Unis depuis dix ans et dont il a fait profiter MBS.

 

L’émir du Qatar, un dirigeant discret qui a été sous-estimé

Cheikh Tamim Ben Hamad Al Thani est né le 3 juin 198011 à Doha. Émir du Qatar depuis le 25 juin 2013, il est le septième souverain le plus riche du monde avec en 2015 une fortune estimée à près de 2,5 milliards de dollars par le magazine américain Forbes. Issu de la famille Al Thani qui domine le Qatar depuis 170 ans, Tamim est le quatrième fils de Cheikh Hamad Ben Khalifa Al Thani, le précédent émir du pays, le deuxième que celui-ci a eu de sa deuxième épouse, Cheikha Mozah bint Nasser Al Missned. Il est nommé prince héritier en 2003 en remplacement de son frère aîné.

Officier dans les forces armées du Qatar en 1997, il est diplômé l’année suivante de l’Académie royale militaire de Sandhurst au Royaume-Uni, l’équivalent de l’École spéciale de Saint-Cyr en France ou de West Point aux États-Unis pour la formation initiale des officiers de leur armée de terre respective.

Cheikh Tamim apparaît publiquement aux côtés de son père, en 2001 dans le cadre des négociations entamées entre le Qatar et l’Arabie saoudite pour régler déjà un contentieux frontalier. Depuis 2010, Cheikh Tamim occupe donc une place grandissante et cumule de nombreuses fonctions. Il reçoit fréquemment des dignitaires étrangers, seul ou en compagnie de l’émir en titre. Cependant, celui-ci qui était aussi un militaire de carrière a gardé la main sur la Défense cumulant ce « porte- feuille » de ministre de la Défense avec celui de commandant suprême des forces armées. En revanche, Cheikh Tamim occupait les fonctions de vice-commandant en chef de l’Armée.

Il est également chargé de superviser ce qui touche à la sécurité intérieure de l’État du Qatar.

Après avoir progressivement préparé sa succession pendant deux ans en l’impliquant dans les dossiers les plus importants, son père, l’émir Hamad ben Khalifa Al Thani annonçait le 25 juin 2013 son abdication en sa faveur, faisant de lui, à 33 ans, le plus jeune chef d’État du monde arabe.

C’est surtout dans le domaine sportif que Tamim se distingue comme président du Comité national olympique du Qatar depuis 2000 et membre du Comité international olympique (CIO) depuis 2002. Il préside le comité d’organi- sation des XVe Jeux asiatiques en 2006. Il est devenu l’unique actionnaire du Paris Saint-Germain Football Club depuis 2012 à travers le Qatar Investment Authority qu’il dirige. Il est un fervent supporter du club depuis son enfance. Cela explique sans doute aussi sa volonté à obtenir l’organisation de la Coupe du monde de football en 2022.

Cette crise du Qatar met donc aux prises des personnalités fortes qui affichent leur différence de vision sur l’avenir du monde arabe dans le Golfe.

 

10. «Les deux princes qui veulent remodeler le Moyen-Orient», Le Monde, 22 juin 2017.

11. Cf. Wikipedia.

 

Comprendre le blocus du Qatar

Le livre de François Chauvancy aidera le lecteur à décrypter les futures crises qui ne manqueront pas de secouer le monde.

Car le blocus du Qatar est peut-être la première guerre hybride du XXIème siècle au Moyen-Orient. Une guerre qui a été avant tout (et est encore) une guerre de l’information, une guerre numérique à certains égards, comme l’explique longuement l’auteur.

On le sait, les campagnes électorales de Trump et de Macron auront marqué le coup d’envoi de l’irruption de la guerre numérique dans la vie politique intérieure des nations. On saura désormais qu’en matière de relations internationales, ce conflit entre le Qatar et ses voisins restera comme la première guerre de l’histoire associant actions d’influence et actions économiques. C’est en effet une fake news et le pirage informatique des serveurs de l’agence de presse qatarie qui ont servi de déclencheur du blocus, sans qu’il n’y ait d’intervention militaire directe.

 

Le Mondial de foot de la Fifa 2022 menacé ?

Le livre montre l’inefficacité du blocus. L’auteur parle même de « victoire morale et juridique du Qatar ». Et si le Qatar a renforcé son indépendance et gagné en respectabilité, le risque d’enlisement du conflit est élevé.

Car l’horizon de ce blocus, c’est peut-être le Mondial de football de la FIFA en 2022.

Cette guerre hybride dont la partie militaire est presque absente va-t-elle se jouer sur le terrain sportif ? Lisez ces pages pour mesurer l’importance de ce conflit et les défis qui sont devant nous…

 

SECOND EXTRAIT DE L’OUVRAGE :

La stratégie de déstabilisation économique du Quartet

Cette guerre économique a été planifiée par le Quartet si l’on se réfère aux piratages informatiques notamment aux États-Unis qui ont permis de dévoiler des informations sur la stratégie choisie par ses auteurs.

Un article de « The intercept » a révélé la « stratégie de guerre économique » menée à partir des États-Unis par l’ambassadeur des EAU10. Les mails piratés de l’ambassadeur montrent les échanges qui ont pu contribuer à l’élaboration de cette stratégie pour gagner la guerre économique contre le Qatar. Le premier objectif de ce plan avait pour objet de contraindre le Qatar à dépenser des milliards de dollars pour compenser les effets du blocus que ce soit dans les domaines du commerce, de la finance, ce qui s’est effectivement réalisé…

Une autre partie du plan selon les mails piratés était de contraindre le Qatar à partager l’organisation de la coupe mondiale de football de 2022. Elle devait s’appuyer sur une stratégie de communication auprès de la FIFA qui aurait mis en avant les difficultés du Qatar à réaliser les infrastructures. Sous l’impulsion des EAU, le CCG aurait pu se proposer d’être l’hôte de ce championnat et pas seulement le Qatar. Cette campagne a été lancée sur Twitter à compter du 20 octobre 2017, mois aussi où beoutQ, chaîne de télévision installée en Arabie saoudite, pirate les contenus de BeIN Sports, la chaîne de télévision qatarie. Les faits identifiés depuis la fin de l’année 2017 corroborent l’hypothèse d’une telle stratégie imaginée par le Quartet.

 

2.1. L’importance du football dans et pour le monde arabe

Le football est un sport très populaire au Moyen-Orient et surtout suscite un intérêt mondial des téléspectateurs, source de fierté pour les États sinon parfois de nationalisme. Cela a été rendu possible grâce aux diffusions télévisées notamment par satellite en tout point de la planète, donnant une visibilité internationale pour tous les participants et donc les États, avec enfin des enjeux financiers majeurs. Aujourd’hui il s‘avère que l’instrumentalisation de ce type de diffusion pour des raisons géopolitiques peut devenir l’arme d’une stratégie à l’encontre d’un État, ce qui ne s’était jamais vu. Le 6 juin 2017, signe annonciateur, la chaîne qatarie de télévision spécialisée dans le sport BeIN Sports n’était plus accessible dans une partie des États de la coalition anti-qatarie.

Le Qatar s’est en effet beaucoup investi dans cette chaîne de sport depuis sa création en 2011. Ces activités internatio- nales comme chez ses voisins, exemples type d’un « soft power » contribuent non seulement à donner une visibilité interna- tionale, mais aussi à améliorer l’image de ces différents États notamment auprès des sociétés occidentales qui les soupçonnent de soutenir le terrorisme islamique et l’expansion de l’islam, que ce soit sous la forme politique des Frères musulmans ou bien celle du rigorisme wahhabite.

Par ailleurs, dans ce cas particulier, l’organisation de la coupe du monde de football est indissociable du retour sur investissement par la rediffusion des compétitions. Elle repré- sente un intérêt économique majeur. BeIN Sports a négocié et obtenu les droits exclusifs de diffusion des coupes de monde du football pour 2018 et pour 2022 pour le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord.

Peut-on ignorer aussi l’intérêt que porte l’émir du Qatar au football depuis de nombreuses années ? En France, son actif le plus emblématique est dans le football, avec depuis 2011 la possession du club du Paris Saint-Germain. Début août 2017, par exemple le recrutement du footballeur brésilien Neymar pour 222 millions d’euros a montré à la fois l’intérêt de l’émir pour le football, tout en permettant aussi de donner indirecte- ment une haute visibilité à la crise du golfe arabo-persique. Le fait de citer un joueur de renommée mondiale comme Neymar attire naturellement l’attention de millions de personnes dans le monde. Il incite donc à s’intéresser au Qatar, qui est ici loin d’être considéré comme une source de financement du terrorisme. Bien sûr, ce public et ses dirigeants peuvent aussi être des témoins de l’agression du Qatar par ses voisins.

En vue d’obtenir une reddition de l’émir du Qatar, la stratégie du Quartet a donc visé à déstabiliser l’organisation du mondial de 2022 en s’appuyant sur deux modes d’action :

– appliquer le blocus le plus strictement possible pour empêcher que les infrastructures ne soient prêtes à temps ;

– affaiblir, sinon tarir les rentrées financières par un pira- tage des images obtenues par la rediffusion des compétitions sur le Moyen-Orient – cette action a été lancée depuis le Mondial 2018 –, mais aussi par la difficulté de se rendre au Qatar en 2022 en raison des restrictions dues au blocus sur les déplacements.

L’organisation du Mondial de 2022 est donc devenue un enjeu géopolitique. Dès juillet 2017, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Bahreïn et l’Égypte ont fait une demande auprès de la FIFA pour qu’elle revienne sur sa décision d’octroyer à l’État du Qatar l’organisation du Mondial 2022, d’après le site d’information suisse The Local 11.

Pour le Qatar, il paraît essentiel de permettre que cette compétition ait lieu dans les meilleures conditions possibles, avec toutes les retombées sur une opinion mondiale acquise aux compétitions de football. Cet impact contraint aussi les États à s’assurer que cette coupe se déroule en toute sécurité.

De fait, mettre en danger le Mondial de 2022 devrait aboutir aux effets recherchés suivants au bénéfice du Quartet, si l’émir ne cédait pas :

–  déstabiliser l’économie qatarie concentrée sur la préparation des infrastructures mais dépendante des importations de matériaux notamment de construction.

–  attaquer la santé financière de la chaîne de sport BeINSports en asséchant la clientèle moyen-orientale en rendant l’accès moins coûteux sur une autre chaîne tout en affectant le retour financier sur des investissements très importants.

–  affecter psychologiquement l’émir du Qatar que l’on peut légitimement penser proche du football. L’échec de la satisfaction d’une passion peut être destructeur.

–  enfin et surtout, dégrader mondialement l’image du Qatar par l’échec de cette coupe du monde en installant le doute sur sa capacité à organiser d’autres événements internationaux.

En lui retirant cette visibilité internationale, le Qatar sera une proie plus facile dans le futur en le rendant inaudible en cas d’agression ou de pressions extérieures.

 

2.2. Le piratage de BeIN Sports

La cyberguerre est une réalité de plus en plus présente dans les relations entre États. Elle évite l’affrontement guerrier traditionnel. Elle contourne les lois et les règles en s’abritant derrière la difficulté technique d’identifier les auteurs des pira- tages. Cela permet au commanditaire qui a pu « externaliser » la cyberattaque, car il avait la puissance financière pour le faire, de nier toute responsabilité. Elle a investi le champ du sport comme le montre le piratage de la chaîne qatarie BeIN Sports.

L’attaque sur BeIN Sports n’a pu être conçue qu’avec le soutien d’un État. Une chaîne de rediffusion d’émissions de télévision est un modèle économique pour lequel des sommes importantes ont été investies dans le but économique d’avoir un retour sur investissement. Le Qatar est dans une stratégie de diversification de ses ressources pour ne pas dépendre uniquement de la production d’hydrocarbures. Ainsi, BeIN Sports a acheté en 2011 à la FIFA le droit de diffuser sur l’ensemble du Moyen-Orient les compétitions du Mondial 2018 et du Mondial 2022. Elle détient aussi les droits des compétitions sportives comme la Ligue des champions, les principaux championnats européens ainsi que le championnat de basket américain (NBA)12. Ces droits sont la source de très importantes rentrées financières par les droits de diffusion que BeIN Sports vend.

La chaîne a subi plusieurs attaques successives :

1. la première s’est limitée à l’impossibilité de vendre son bouquet en Arabie saoudite dès la mise en place du blocus en juin 2017 ;

2. en octobre 2017, une chaîne pirate se dévoile et montre toute sa nuisance lors du Mondial de juin 2018 en diffusant gratuitement ou presque les compétitions du Mondial ;

3. enfin, à compter de juin 2018, l’Arabie saoudite et d’autres États du Quartet ont remis en cause les droits à redif- fusion acquis au niveau international par le Qatar.

La volonté résolue de détruire sinon d’affaiblir la chaîne qatarie, donc de tarir les ressources financières est avérée avec peut-être une question sur la planification de cette opération. Était-elle déjà incluse dans la stratégie de la coalition avant le 21 mai ou est-ce une action de circonstance malgré les moyens importants et de haute technologie qui ont dû être employés pour atteindre ce résultat ? En effet, ce piratage des images particulièrement sophistiqué n’a pas pu être résolu par les techniciens de la chaîne BeIN Sports.

Qui est beoutQ ? Peu de temps après la mise en place du blocus du Qatar en juin 2017, l’Arabie saoudite avait bloqué la vente des récepteurs BeIN Sports sur son territoire et avait interdit l’achat en ligne des abonnements. La perte des clients saoudiens de la chaîne sportive avait engendré 17 % d’abonnés en moins et des centaines de millions de dollars de pertes. En revanche, les téléspectateurs arabes avaient pu s’offrir sur le territoire saoudien un décodeur « pirate » au prix d’abonne- ment annuel de 107 dollars qui donne désormais accès aussi à des chaînes de cinéma de BeIN Media, la maison mère de BeIN Sports13.

En octobre 2017, la chaîne beoutQ était lancée en haute définition sur 10 chaînes avec un accès seulement sur le terri- toire saoudien. Elle diffuse les mêmes images en direct des rencontres sportives notamment de football. Le site reprend la charte graphique de BeIN Sports14. Une enquête de BeIN Sports a identifié le signal satellite comme provenant d’Arabsat basé à Riyad et dont l’Arabie saoudite est l’actionnaire prin- cipal15. Arabsat a affecté des fréquences à beoutQ qui est officiellement une société appartenant à un consortium colom- bien et cubain. Un prestataire technique saoudien, la société Selevision, propriété d’une grande famille, a contribué au lancement du site de beoutQ.

Le simple nom de beoutQ, imitation de BeIN Sports, illustre la dimension géopolitique de cette opération. Certes le streaming illégal des rencontres sportives prolifère depuis le développement du haut débit. Cependant la nouveauté est qu’une chaîne satellite tout entière est piratée et que technique- ment cela ne puisse pas être empêché. En outre, même démenti, un État – en l’occurrence l’Arabie saoudite – a indirectement appuyé cette opération dans un but géopolitique16.

2.3. Pressions économiques et actions juridiques

L’attribution du Mondial de la FIFA en 2010 au Qatar avait en soi déjà été l’objet de deux polémiques, les soupçons d’achats de voix au sein de la FIFA et les accusations d’« escla- vagisme » relatives aux conditions de travail des ouvriers d’Asie du Sud-Est affectés à la construction des stades. Au fur et à mesure des enquêtes et des améliorations accomplies par le Qatar, ces critiques semblent en voie d’être calmées, que les polémiques aient été justifiées ou pas. Il est néanmoins possible de s’interroger si elles ont fait partie ou pas d’une stratégie de déstabilisation. La question est non seulement celle du respect de règles commerciales mais aussi celle de la propriété intellectuelle. La remise en question de ce système économique concerne de nombreux États et internationalise l’opération de piratage d’autant qu’il met en cause un État.

Certes, BeIN Sports n’est pas restée sans réagir après son échec technique à reprendre le contrôle de la diffusion des images. Elle a demandé dans un premier temps sans succès à Arabsat de bloquer le signal satellite qui permet cette diffusion illégale. Sans succès, la société décline d’entreprendre toute action. La FIFA qui a vendu les droits exclusifs de diffusion soutient initialement mais faiblement les efforts de BeIN Sports.

Le mois de février 2018 marque un nouveau tournant. La FIFA lance des enquêtes à l’encontre de l’Arabie saoudite et des EAU. Si des actions ont été menées contre le Qatar, leurs fédérations respectives seraient menacées de sanctions, parmi lesquelles la disqualification de la sélection de football saou- dienne du prochain Mondial. En juin 2018, la FIFA déclarait l’étude d’une action juridique contre les parties liées à beoutQ après la demande de mai 2018 de BeIN Sports à la FIFA d’agir légalement contre Arabsat. Constatons que l’Arabie saoudite a bien participé au Mondial en juin 2018.

Finalement, la FIFA publie le 14 juin un communiqué qui n’accuse pas l’Arabie saoudite mais dénonce le piratage de BeoutQ : « La FIFA a constaté qu’une chaîne pirate nommée beoutQ a distribué illégalement les premiers matches de la Coupe du monde 2018 dans la région MENA (Moyen-Orient). La FIFA prend les infractions à ses droits de propriété intellec- tuelle très au sérieux et explore toutes les options pour mettre fin à ces infractions… »

BeIN Sports a porté plainte auprès de l’OMC mais chacun sait que les solutions judiciaires sont longues à obtenir et peu compatibles avec le temps économique. Même si une solution juridique favorable au Qatar est obtenue, BeIN Sports aura perdu beaucoup d’argent. BeoutQ a créé une marque sans en financer le contenu17 !

Enfin et surtout, ne rien faire face à la gratuité de la diffu- sion des images qui est aussi du domaine de la propriété intellectuelle, remet en cause le système de l’attribution des droits exclusifs de retransmission qui se trouve menacé avec un manque à gagner financier considérable18. Les premières conséquences apparaissent. BeIN Sports précise en juin 2018 que les transmissions illégales de beoutQ s’étendaient désormais au Maroc, en Jordanie et en Syrie. Elles pourraient atteindre l’Asie et l’Europe du Sud19. En juin 2018 toujours, Formula One Management20 qui organise le championnat du monde de formule 1, publiait un communiqué indiquant qu’elle avait été victime d’un piratage de la part de la chaîne beoutQ « Il a été porté à notre attention que certains contenus du Championnat du monde 2018 de Formule 1 ont été retransmis illégalement par la chaîne connue sous le nom de beoutQ, qui opère principalement dans la région MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord). » La guerre économique par le biais d’images piratées et le non-respect de la propriété intellectuelle semble bien engagée.

Cependant, ces enjeux financiers font réagir les partenaires financiers et sportifs. Les États-Unis haussent la voix à leur tour. Des chaînes comme Telemundo (du groupe NBC Universal) dénoncent le piratage et donc son illégalité. En avril 2018, sous la pression de plusieurs détenteurs de droits sportifs, comme la NBA, le bureau du représentant américain au commerce inclut l’Arabie saoudite dans sa liste noire des pays portant atteinte à la propriété intellectuelle. Une première depuis dix ans21.

L’UEFA elle-même est entraînée dans le conflit entre le Qatar et l’Arabie saoudite par le biais de la retransmission des droits de diffusion sur le football. Elle dénoncera l’action de l’Arabie saoudite dans un communiqué : « L’UEFA condamne fermement toute activité de diffusion non autorisée et de diffusion illégale. Nous savons qu’une chaîne pirate, beoutQ, basée en Arabie saoudite, a illégalement distribué l’UEFA Champions League et l’UEFA Europa League tout au long de la saison 2017-2018, y compris la finale de l’UEFA Champions League à Kiev le 26 mai. L’UEFA considère que le piratage illégal du football en direct, en particulier à l’échelle de beoutQ, constitue une menace importante pour le football européen22.» La réaction de l’Arabie saoudite ne se fait pas attendre. Turki Al Sheikh, un responsable saoudien pour le sport, critique la position de l’UEFA par l’intermédiaire de Twitter le 20 juin 2018 sur la place donnée à BeIN Sports sur le marché de la retransmission des tournois sportifs23.

Compte tenu de la pression, Saud al-Qahtani, directeur saoudien du centre d’études des médias, déclare finalement le 23 juin 2018 que l’Arabie saoudite prenait le piratage au sérieux… soit huit mois après le début des émissions et qu’elle respectait la protection des droits intellectuels et les conventions internationales24. Elle démentait en revanche formellement les accusations portées par son voisin. Dans sa lutte contre le piratage, elle affirmait avoir saisi 12 000 appareils illégaux. Une plainte contre le Qatar avait été en revanche été trans- mise par la fédération saoudienne de football à la FIFA pour contester le droit de BeIN Sports de diffuser sur le territoire saoudien25. Elle appelait une annulation du monopole de BeIN Sports sur les droits de diffusion des épreuves sportives pour les compétitions majeures au Moyen-Orient, notamment en raison du prix imposé qui était trop élevé. De son côté, BeIN Sports a rappelé que le réseau diffusait sur le territoire saoudien depuis 2015.

Dans sa proposition de candidature à l’organisation de la coupe du monde de football en 2022, le Qatar a peut-être été trop ambitieux. Certes, en 2010, quand sa candidature a été retenue, il ne pouvait pas anticiper à l’époque la crise majeure et le blocus qu’il subirait à partir de juin 2017. De même lorsqu’Al Jazeera Sport devenu BeIN Sports a obtenu de la FIFA26 les droits de diffusion des coupes du monde de Football pour 2018 et pour 2022, la chaîne ne pouvait pas supposer que les avancées technologiques, mais également le non-respect des règles du commerce, puissent mettre en danger son modèle économique.

Il n’en reste pas moins que l’enjeu géopolitique pour le Qatar est de permettre que cette compétition ait lieu dans les meilleures conditions possibles avec toutes les retombées attendues sur une opinion mondiale acquise aux compétitions de football. Cette situation contraint aussi la communauté internationale à s’assurer que cette coupe se déroule en toute sécurité. Il est vraisemblable que tous les États et la FIFA feront pression sur le Quartet pour qu’au moins une trêve ait lieu si la crise n’est pas résolue en 2022. Dans ce cas, le Qatar sera le grand vainqueur de cette confrontation.

Pour le Quartet, au contraire, la coupe du monde de football ne doit pas avoir lieu au Qatar. L’échec de ce dernier sera sa victoire. Cependant, le Quartet à travers ses différents membres s’est aussi engagé dans des activités à forte visibilité internationale, ce qui rend ces États tout aussi vulnérables. L’Arabie saoudite accueillera le G20 en 2019, Dubaï l’Expo 202027. Constatons enfin ce qui apparaît comme une réparti- tion des rôles dans la stratégie du Quartet. L’Arabie saoudite est en première ligne alors que les autres États, notamment les EAU restent bien discrets.

10. <https://theintercept.com/2017/11/09/uae-qatar-oitaba-rowland- banque-havilland-world-cup/>.

11. « Comment l’Arabie saoudite a souhaité piéger BeIN Sports », Middle East Eye, 9 juin 2018.

12. « BeIN Sports, cible d’un piratage géopolitique », Le Monde, 26 mai 2018.

13. <https://leconomiste.com/article/1028946-mondial-russie-la-bataille- cathodique-bein-beoutq>, 26 mai 2018.

14. « The Brazen Bootlegging of a Multibillion-Dollar Sports Network »,New York Times, 9 mai 2018.

15. Ibid. Arabsat a pour actionnaire les 21 États de la Ligue arabe. L’Arabie saoudite détient 36,6 % du capital, le Qatar en est le 4e actionnaire avec 9,8 %.

16. « BeIN Sports, cible d’un piratage géopolitique », Le Monde, 26 mai 2018.

17. « The Brazen Bootlegging of a Multibillion-Dollar Sports Network »,New York Times, 9 mai 2018.

18. « Comment l’Arabie saoudite a souhaité piéger BeIN Sports », Middle East Eye, 9 juin 2018.

19. Ibid.

20. « BeoutQ, la chaîne qui pirate BeIN Sports », Ouest-France, 28 juin 2018.

21. « BeIN Sports, cible d’un piratage géopolitique », Le Monde, 26 mai 2018.

22. « UEFA strongly condemns all unauthorised broadcasting and illegal streaming activity. We are aware that a pirate channel, named beoutQ based in Saudi Arabia, has illegally distributed the UEFA Champions League and the UEFA Europa League throughout the 2017-18 season, including the UEFA Champions League Final in Kiev on 26 May. UEFA considers that illegal piracy of live football, particularly on the scale of that being carried out by beoutQ, poses a significant threat to European football. »

23. « Saudi minister and UEFA engage in Twitter dispute over BeoutQ »,Sport-Business, 22 juin 2018.

24. « BeoutQ, la chaîne qui pirate BeIN Sports », Ouest-France, 28 juin 2018.

25. <http://english.alarabiya.net/en/News/gulf/2018/06/23/Saud- Qahtani-exposes-Qatari-bid-to-interject-politics-into-sports-.html>.

26. <https://fr.fifa.com/about-fifa/news/y=2011/m=1/news=jazeera- sport-achete-les-droits-diffusion-des-coupes-monde-2018-2022-1371499. html>. Les territoires et pays couverts plus particulièrement par cet accord avec la FIFA sont : l’Algérie, l’Arabie saoudite, Bahreïn, les Comores, Djibouti, l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Iran, l’Irak, la Jordanie, le Koweït, Le Liban, la Libye, la Mauritanie, le Maroc, Oman, la Palestine, le Qatar, la Somalie, le Soudan, la Syrie, la Tunisie et le Yémen.

27. <https://www.expo2020dubai.com/>.

 

Michel Taube

  

Pour se procurer le livre : 

http://www.editions-hermann.fr/5337-blocus-du-qatar-l-offensive-manquee.html

 

 

Directeur de la publication

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