Opinion Internationale consacre une rubrique aux Rencontres Capitales en publiant chaque semaine la synthèse d’un débat de l’édition 2018.
Nous sommes encore à l’orée d’une nouvelle ère d’innovations et d’avancées technologiques qui entraînent déjà des bouleversements à tous les étages de la société. De la transformation de l’organisation du travail à celle des modes de production, l’apparition conjuguée de l’intelligence artificielle, de nouvelles interfaces numériques et d’une multitude d’objets connectés est en passe de tout changer… sans que l’on sache très bien encore jusqu’où ce changement peut réellement nous conduire. Quel sera demain le nouveau visage de la recherche ? Sera-t-elle nécessairement subordonnée aux impératifs du marché pour devenir un moteur de croissance comme un autre, le relais d’une économie industrielle fondée sur la connaissance ?
La recherche qui ne sait pas ce qu’elle cherche, trouve…
Entre la recherche fondamentale, qui se consacre à produire des connaissances indépendamment de leurs perspectives d’application, et la recherche appliquée qui s’oriente vers un objectif pratique déterminé, la frontière semble parfois plus ténue aujourd’hui qu’elle ne l’était hier. Physico-chimiste et ancien directeur de la Recherche de Saint-Gobain, Didier Roux y voit une dérive dont il faut se prémunir : « Je suis convaincu qu’assujettir la recherche fondamentale à des besoins de société ou à des besoins d’innovations du marché est une erreur qui conduit à restreindre le champ des possibles. Lorsqu’on regarde l’histoire des sciences, les innovations ne résultent jamais d’une vision linéaire et progressive qui passe de la recherche fondamentale au produit vendu sur le marché. Cela marche de temps en temps de cette façon mais cela reste exceptionnel. La plupart du temps, les innovations sont des accidents dans les découvertes et des convergences dans les connaissances ».
Créer des passerelles entre la recherche et les entreprises
Il ne s’agirait pas de créer une ligne de front mais plutôt de construire des passerelles pour que les deux systèmes se servent l’un l’autre, de façon synergétique. Physicien et inventeur ayant déposé plus de mille brevets, Jacques Lewiner a consacré sa vie à rapprocher recherche et industrie et ses inventions ont connu des fortunes diverses : « On me demande parfois quel est le brevet que j’aime le plus mais un brevet c’est comme un enfant, vous les aimez tous par définition. Qu’entend-on par aimer un brevet : est-ce celui qui a rapporté le plus d’argent ? Le plus beau intellectuellement ? Celui qui a sauvé des vies ? Dans mon cas, certains brevets issus de mes recherches et qui avaient l’air géniaux n’ont pas trouvé d’applications industrielles à grande échelle et ce n’est pas faute de ne pas en avoir cherché… »
A l’ère de la disruption et de la rupture
Mais cela ne présage en rien de l’avenir de ses innovations car l’histoire des sciences a effectivement démontré à maintes reprises qu’une invention nécessite parfois beaucoup de temps avant de trouver sa cible. L’heure est de surcroît à la combinaison des technologies, à la transformation des usages et à la création de valeurs disruptives qui ouvrent des perspectives dont on peine encore à entrevoir la portée. Jacques Lewiner poursuit : « Lorsque vous fabriquez un produit, vous avez besoin d’améliorer ses matériaux, ses caractéristiques, son impact environnemental, etc. Ce sont des améliorations incrémentales qui permettent aux entreprises de conserver et de développer leur position sur les marchés. Mais ce sont les innovations disruptives qui vont permettre des « révolutions » et ainsi des croissances impressionnantes des entreprise qui les exploitent. C’est très souvent la recherche fondamentale qui conduit à de telles innovations disruptives ».
Quelle recherche en France ?
Industries et chercheurs planchent déjà depuis longtemps sur l’usine digitale mais, dans ce qui est devenu une compétition mondiale, l’usine du futur peut-elle être un levier du renouveau industriel pour la France ? Si le monde entier reconnaît l’excellence de la recherche française, notre capacité à transformer la recherche en une réalité économique ou industrielle est en revanche plus souvent contestée. Selon l’entrepreneuse Axelle Tessandier, la faiblesse du modèle français résiderait dans une porosité insuffisante entre sphère publique et sphère privée : « Aux Etats-Unis, les partenariats publics-privés sont extrêmement importants – les moyens déployés aussi. Et beaucoup de startups qui voient aujourd’hui le jour dans la Silicon Valley sont des projets universitaires créés par des étudiants qui n’ont pas encore fini leur enseignement supérieur. Le rôle de l’université dans la recherche est donc tout à fait assumé et les moyens sont sans commune mesure avec ceux dont nous disposons en France. » Médecin et Secrétaire perpétuel de l’Académie de médecine, Daniel Couturier juge que les choses sont en train de changer : « Dans le domaine de la santé, la multiplication des acteurs est incontestablement valorisante. Cela suppose une réorganisation adaptée mais on a vu se former dans nos grands centres hospitalo-universitaires des plateformes permettant à des groupes isolés de se retrouver pour travailler ensemble ».
La France en retard…
Dans un contexte mondialisé où la concurrence fait rage, la recherche française – et européenne -, n’est pas logée à la même enseigne que ses concurrents selon Axelle Tessandier : « Quand on regarde les brevets qui sont déposés aujourd’hui dans le monde en matière d’Intelligence artificielle, l’Europe est très loin derrière la Chine et les Etats-Unis… Est-ce que c’est parce qu’on est moins dans la culture du brevet ? Est-ce qu’on a moins le réflexe de se protéger de cette façon ? Et puis la recherche coûte cher et dans d’autres pays, sur d’autres continents, la puissance publique est autrement plus présente. » La réglementation française serait en outre pénalisante au regard de celles pratiquées par leurs concurrents. Jacques Lewiner, de par son expérience de la recherche et de l’innovation, déplore des entraves à la transformation de découvertes scientifiques en innovations débouchant sur des créations d’activités économiques et donc d’emplois : « La France est championne en réglementation. La loi d’Aubert-Allègre de 1999 a été une vraie révolution. Elle a permis d’ouvrir un canal de communication entre chercheurs et monde économique et a été progressivement améliorée par les gouvernements qui ont suivi. Il reste toutefois beaucoup à faire. Un chercheur qui, à partir d’une découverte scientifique, envisage de déposer un brevet, doit faire une déclaration d’invention à son employeur et attendre le dépôt du brevet pour publier ses résultats. Actuellement, il arrive que l’établissement employeur réponde dans un délai compris entre trois mois et trois ans. Un tel délai est inacceptable dans le domaine des technologies avancées. De plus, il existe un fort risque qu’un autre chercheur publie entre temps la même découverte. Si cela se produit, il est très probable que le chercheur concerné publiera dans le futur directement ses résultats sans plus se préoccuper de déposer un brevet et donc de chercher à valoriser son invention ».
Gafas & Big data
Tandis que les GAFAs, ces firmes hégémoniques qui contrôlent l’essentiel de nos vies numériques, centralisent massivement nos données personnelles, de plus en plus de voix s’inquiètent de l’exploitation de ces métadonnées à des fins de recherches scientifiques. Nos données vont-elles devenir l’or noir de la recherche et doit-on s’attendre à une monopolisation de la recherche par ceux qui en disposeraient ? Didier Roux nuance : « Bien sûr que les données sont une source de création de valeur et que les gens qui travaillent sur elles se construisent un avantage. Mais je vois les GAFAs exactement comme les grandes sociétés du début de l’ère industrielle qui se sont retrouvées en situation de monopole. La première loi anti-trust a été votée en 1894 aux Etats-Unis précisément pour répondre à cette question. Donc si l’on a peur des GAFAs, il faut appliquer les lois adéquates mais ce qui a évolué, c’est que ce n’est plus un pays qui peut s’imposer sa loi – ces lois doivent aujourd’hui être ratifiées à l’échelle mondiale. »
Ne pas confondre Data et compréhension des malades
Dans le secteur de la santé, l’exploitation des données déclenche pourtant un enthousiasme compréhensible par son potentiel à nourrir les travaux de recherche. Frédéric Dardel adhère… mais tempère : « Avoir des données sur les patients, sur des cohortes que l’on suit dans le temps et accéder à des informations biologiques pour faire de la médecine personnalisée, c’est extrêmement important. Néanmoins, comme je le répète souvent à mes élèves : les données ne sont pas l’information, l’information n’est pas le savoir et le savoir n’est pas la compréhension. L’environnement a changé mais la démarche elle-même est immuable. Aujourd’hui comme hier, un chercheur doit savoir donner un sens à ce qu’il voit, critiquer ce qu’il a observé, remettre en question ses propres certitudes ». Et les outils, aussi extraordinaires soient-ils, ne restent que des outils et, en tant que tels, ne sauraient se substituer à l’Homme comme le rappelle Jacques Lewiner.
Ethique et technologie
Dans ce contexte d’accélération de l’innovation, la nécessité d’instaurer et de faire évoluer en permanence des règles éthiques se fait de plus en plus pressante. Est-ce que l’Etat est le plus à même de faire ce travail de production et d’ajustement de l’éthique et de ses règles ?
Axelle Tessandier n’y est pas favorable : « J’aimerais que l’on n’ait pas besoin de la puissance coercitive pour faire les bonnes choses. Je trouve qu’il est dangereux de laisser cette responsabilité-là à un acteur, l‘Etat n’a vocation ni à notre bonheur, ni à définir ce qu’est la morale, en revanche je crois qu’il a un rôle extrêmement important de boussole et de cadre ». La nécessité de penser ensemble éthique et technologie, et d’inscrire le citoyen au cœur de la réflexion, se traduit désormais par des dispositifs ad hoc : des cours d’éthique sont dispensés dans les universités et des responsables de l’éthique apparaissent dans les entreprises. « L’éthique, c’est un discernement d’abord individuel. Il se trouve que la société, dans un certain nombre de situations, a un certain nombre de choix collectifs à faire et qu’il y a des réflexions collectives à mener. On l’a vu en médecine avec l’apparition de la procréation médicalement assistée, la greffe d’organes, le développement de la génétique, etc. On ne pouvait plus seulement avoir un discernement individuel mais il fallait agir de façon collective. » La question de l’exercice de la responsabilité et de ses incidences vis-à-vis de la société est devenue centrale, omniprésente et implique que l’individu, de même que la collectivité, doit répondre de ses actes. Comme le rappelle Daniel Couturier en clôture de cette table ronde, George Orwell, l’auteur de la dystopie 1984, avait déjà réfléchi à la question et la réponse qu’il fit alors est à méditer sans modération : « Quand on me présente quelque chose comme un progrès, je me demande avant tout s’il nous rend plus humains ou moins humains ».
Pascal Bertin
Revivez l’intégralité du débat en vidéo :
Rendez-vous mardi 16 octobre pour la synthèse du débat « Répétition des conflits et des guerres : pourquoi l’homme perd-il la mémoire ?
Retrouvez dès à présent les premières synthèses des Rencontres Capitales dans la rubrique d’Opinion Internationale qui y est dédiée.
Les Rencontres Capitales 2018 sont organisées par l’Académie des sciences à l’Institut de France en partenariat avec : APCMA, ENGIE, FIDEXI, Fondation pour l’Audition, KEDGE, SwissLife, La Tribune, France 24 et BFM TV accompagnés de CEA, INSERM, Nova, RFI, Stonepower et Maison des Journalistes.