Cet article synthétise le dernier débat de l’édition 2018 des Rencontres Capitales.
Ce débat des Rencontres capitales 2018 a été animé par Denis Lafay, Directeur de la rédaction d’Acteurs de l’Economie – La Tribune.
Certaines réalités sont, davantage que d’autres, malmenées par les particularismes d’une époque qui célèbre la compétition, la marchandisation, sacralise la réussite, la conquête, la domination. La fragilité – celle de l’homme, celle aussi de la faune, de la flore – est en première ligne. Il y a la fragilité des plus vulnérables, mais aussi la part de fragilité qui appartient à chacun, dans une intimité constamment réinterrogée ou mise à l’épreuve dans le cadre de la famille ou au travail, à l’école ou dans son milieu social, par la maladie ou les accidents de la vie, etc. Dans ce contexte néo-libéral où l’individualisme et l’utilitarisme n’ont d’égal que la « désingularisation » de l’individu, cette fragilité n’a jamais paru si dévaluée et peu prise en considération.
La société tournée vers l’autre ?
A l’heure où le courant transhumaniste frappe à la porte avec son projet d’amélioration de la condition humaine grâce aux technosciences, l’idée selon laquelle la fragilité de l’un fait appel à la responsabilité de l’autre est… fragilisée. Quand l’Humanisme considère que les limites de l’homme sont constitutives de la puissance humaine, le transhumanisme pose que ces limites doivent être systématiquement dépassées. Le généticien Axel Kahn a un avis tranché sur la question : « Le darwinisme souligne la pauvreté du dessein transhumaniste. Car la fragilité qui est en jeu dans le darwinisme, c’est celle qui amène les individus les moins aptes à se reproduire à disparaître dans un environnement en évolution permanente. C’est le seul mécanisme de l’évolution. Comment voulez-vous aujourd’hui introduire des modifications pour soi-disant réduire la fragilité dans l’ignorance totale de ce que sera l’environnement sélectionneur demain ? Une société dont on s’efforcerait d’éradiquer la fragilité aboutirait par ailleurs probablement à l’éradication de cette société car il est à peine exagéré que de dire que le souci de la fragilité est ce qui justifie une société humaine ».
Sur ce dernier point, la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury rappelle que si le sujet est de fait affecté par le néolibéralisme, l’une des vertus premières de notre société est d’être fondée sur l’interdépendance et le souci accordé aux vulnérabilités : « Notre Etat de droit repose sur une norme qui est précisément adossée à la question du vulnérable et qui a au moins eu cette humilité-là pour construire sa normativité. C’est la matrice de base de la société. La Terre n’est habitable que grâce au soin que nous portons aux autres, à notre entourage, à l’intelligence, à la science… C’est la même étymologie : le care, la cure, la curiosité… Ce soin inaugural, matriciel, qui est porté par tous ceux qui essaient d’être présents dans leur humanité ».
Réconcilier économie et altérité
L’altérité comme principe de relation éthique, comme champ d’action philosophique et politique… L’autre serait un bien précieux qui nous concerne et nous oblige. Les éthiques du care apparues dans les années 1980 sont venues redire que le souci de l’autre nous engage activement. Que le fragile est confié à notre garde, à notre soin, comme le disait Paul Ricoeur. Que sa responsabilité nous incombe et que sa détresse nous commande. Mais le train du libéralisme lancé à pleine vitesse met, il est vrai, cette exigence de sollicitude à rude épreuve.
Prêtre, entrepreneur social et président-fondateur d’Habitat et Humanisme, Bernard Devert considère que dans le contexte d’économie néo-libérale qui prévaut, toutes les conditions ne sont pas réunies pour apporter des réponses effectives à cet appel qui nous est fait : « Ce qui manque à l’économie, ce sont des acteurs de soin qui vont prendre acte que le corps social est un corps accablé et qu’il faut faire en sorte de lui redonner un dynamisme. » Un constat qui vient dire l’urgence d’une réconciliation de l’économique et du social pour que le système ne devienne lui-même vulnérable.
Une société qui nous rend malade ?
Chef d’entreprise et membre de l’Académie des sciences morales et politiques, Bertrand Collomb le rappelle : « Si l’homme est fragile, la société l’est tout autant et le développement considérable des technologies n’a rien changé à l’affaire. La fragilité a mué, revêtue de nouveaux visages – il y a peut-être moins de fragilité physique mais il existe toujours des fragilités différentes et des niveaux différents de fragilité ». Peut-on corréler la propagation de certaines maladies psychiques au modèle capitaliste qui régit le fonctionnement du travail, de l’entreprise, de nos rapports humains ? Et Cynthia Fleury d’ajouter : « Ce n’est pas simple de savoir ce qui relève de la psychopathologie propre ou pas. Mais on observe que des périodes historiques, sociales, culturelles ne donnent pas les mêmes types de pathologies et donc, oui, il y a ce qu’on appelle la psychodynamique qui vient expliquer que bien souvent une maladie est en réalité une réponse qu’a construit l’individu par rapport à une situation de son environnement. C’est ce que les philosophes appellent le sentiment de réification, – ce sentiment d’être nié dans son sujet, d’être transformé en chose – qui provoque la maladie, cette manière qu’a le sujet de montrer qu’il est en bonne santé en tombant malade ».
Trouver sa place…
Est-ce que dans les entreprises, notamment multinationales, l’injonction de performance et de profitabilité, souvent à très court-terme, peut s’accommoder de ceux qui sont trop souvent assignés à leurs déficiences ? L’entreprise peut-elle faire taire les jugements et rompre l’isolement pour réellement faire société ? Bernard Devert plaide pour une ouverture qui soit aussi une transformation du regard : « Pour entendre, il faut se rapprocher, et pour se mettre à comprendre, il faut abandonner un certain nombre de partis pris. C’est le temps d’une attention et d’une ouverture. C’est parce que tu es autre que tu as la possibilité de me faire entendre ce que je ne sais pas. On a voulu construire une société de l’entre-soi, et notre société est profondément marquée par cet entre-soi mais que fait-on des autres ? Comment leur permet-on de trouver une place ? C’est un effort humain, spirituel et social extrêmement important qui doit nous conduire à vivre des déplacements intérieurs ».
L’autre est une richesse
Emmanuel Levinas disait que dès la rencontre avec autrui, on doit endosser quelque chose de la conséquence de cette rencontre. Selon Cynthia Fleury, le bénéfice de cette rencontre est mutuel, jusque dans l’entreprise qui est d’abord une communauté humaine : « Si l’on veut avoir une approche libérale, la fragilité est un haut lieu d’inventivité, de générativité des concepts. Nos fragilités sont des points de butée qui nous permettent de nous mobiliser les uns et les autres mais aussi de penser ensemble pour trouver des solutions. Lorsque vous avez dans une entreprise des éléments très différents et qui portent en eux des fragilités substantielles, le système repart dans une capacité de coopération plus forte. Il y a un effet de restructuration, de cohésion du système – s’il le décide bien évidemment mais il a tout à y gagner. Car il sera alors capable de se projeter avec une contrainte qui lui permettra de penser et d’anticiper des situations qu’il faudra réformer pour mettre en place des externalités positives alors que notre économie est aujourd’hui entièrement basée sur des externalités négatives ».
Passer de l’entreprise « héroïque » à l’entreprise humaine et considérer l’altérité comme un agent de changement serait source d’une compréhension nouvelle : elle nous mènerait à reconnaître que la dissymétrie est intrinsèquement créatrice de valeur et que l’autre peut être envisagé comme l’objet d’une coopération – à la fois ressource et individu, moyen et fin. Axel Kahn préfère quant à lui évoquer un principe qu’il connaît bien : « Le principe de réciprocité est intimement lié à ma conception de l’évolution humaine. Deux êtres qui sont dotés d’un génome humain ont besoin de s’humaniser l’un l’autre pour accéder à leur pleine humanité. »
La fragilité, une force
La fragilité humaine et la fragilité des autres espèces vivantes composant la biodiversité sont elles aussi indissociables. Mais l’homme commence seulement à prendre conscience que sa fragilité résulte aussi de la fragilisation dans laquelle il précipite les équilibres vivants et à mesurer de ce qu’il lui faudrait corriger pour réharmoniser son lien avec la nature qui l’entoure. Pour Gilles Beuf, biologiste et président du Conseil Scientifique de l’Agence française pour la biodiversité, l’étude du règne animal est une invitation à renverser la perspective et à remettre en question notre représentation de ce qui est fragile et ce qui ne l’est pas : « La Terre contient un peu plus de deux millions d’espèces vivantes mais la fragilité est souvent apparente et les êtres fragiles ont souvent des forces de résistance extraordinaires. Pourquoi des espèces qui ont des cycles de développement compliqués survivent-elles par rapport à d’autres espèces ? Rien ne peut détruire un lion adulte à part des pathologies infectieuses et pourtant il n’a pas plus de chances de survivre qu’un impala. Il faut de l’intranquillité pour vivre sur cette Terre – tout être qui n’a peur de rien court à sa perte et certains animaux fragiles développent des stratégies qui n’appartiennent qu’à eux pour survivre aux plus forts ».
Revivez l’intégralité du débat en vidéo :
Retrouvez dès à présent toutes les synthèses des Rencontres Capitales dans la rubrique d’Opinion Internationale qui y est dédiée.
Les Rencontres Capitales 2018 ont été organisées par l’Académie des sciences à l’Institut de France en partenariat avec : APCMA, ENGIE, FIDEXI, Fondation pour l’Audition, KEDGE, SwissLife, La Tribune, France 24 et BFM TV accompagnés de CEA, INSERM, Nova, RFI, Stonepower et Maison des Journalistes.