Le changement de ministre de l’Education Nationale entraîne souvent une réécriture des programmes et Jean Michel Blanquer n’échappe pas à cette volonté de marquer l’école de son empreinte.
Sa détermination d’ouvrir à nouveau le débat sur les méthodes de lecture interpelle bon nombre d’enseignants et de chercheurs.
Mais que signifie savoir lire aujourd’hui : est-ce savoir lire à haute voix, lire sur les lignes, entre les lignes, déchiffrer, comprendre, interpréter ?
Les manières de lire et de définir ce mot en Occident ont été fortement influencées par l’histoire de la lecture de la Bible, elle-même imprégnée par les traditions grecque classique, arabe et juive. Pendant très longtemps, il s’est agi de permettre aux élèves d’être capables de “chanter les louanges de Dieu dans une langue qu’ils n’entendent pas” (Giolitto, 1967). Les élèves apprenaient donc à reconnaître et à nommer les lettres de l’alphabet, puis à les combiner en syllabes avant de découvrir un texte au bout de plusieurs années en latin. Le sens des mots, du texte leur échappait. Aujourd’hui, on peut s’entendre pour dire que la lecture « est un processus consistant simultanément à extraire et à construire le sens à travers l’interaction avec le langage écrit » (Rand, 2004). Le principal objectif pour un individu lorsqu’il lit consiste à décoder et dans le même temps à se construire une représentation mentale c’est à dire à comprendre. Lire ne saurait donc se réduire à décoder.
Comprendre ce qu’on lit est le but de toute lecture et la condition de nécessaire d’adaptation à la vie sociale car dans le monde dans lequel nous évoluons, l’écrit est omniprésent. L’accès à la compréhension en lecture devient, dès lors, et un enjeu sociétal et un enjeu démocratique.
Un des pays les plus inégalitaires face à la lecture des enfants
Le système scolaire français sait former des élèves déchiffreurs mais qui ne deviennent pas pour autant des experts en lecture. La compréhension en lecture pose souci. Les différentes enquêtes internationales Pisa et Pirls mettent en lumière, depuis quelques années, ces difficultés récurrentes des élèves français dans ce domaine.
L’enquête Pisa, suite à la publication des résultats en 2015, montre que le système français est toujours tenu par ses bons élèves dont la proportion est stable et supérieure à la moyenne des pays de l’OCDE et dans le même temps, note une dégradation lente par le bas, avec une proportion d’élèves en difficultés toujours au-dessus de cette moyenne de l‘OCDE.
Pour la compréhension en lecture, les résultats pour la France sont donc à nuancer. En effet, si le pourcentage d’élèves très performants en compréhension en lecture représente plus de 12,5 %, depuis 2000, l’augmentation de la part d’élèves dans ces hauts niveaux est significative : elle est passée de 8,5% à 12,5%. Dans le même temps, une forte augmentation de la part d’élèves se situant dans les bas niveaux est constatée : la proportion de ces élèves en difficultés passe de 15,2% en 2000 à 21,5% en 2015.
Ces résultats sont très préoccupants car, outre le fait que le pourcentage d’élèves dans les bas niveaux augmente régulièrement, le système français apparaît comme étant plus inégalitaire que la plupart des systèmes dans les autres pays de l’OCDE. La relation entre performance et milieu socio-économique des élèves est l’une des plus fortes parmi les pays. Les élèves de 15 ans issus de milieux défavorisés sont surreprésentés dans les filières professionnelles et il ressort que les établissements fréquentés par davantage d’élèves issus de ces milieux socio-économiques défavorisés auraient en général des ressources pédagogiques et des infrastructures de moins bonne qualité que les autres établissements qui eux seraient fréquentés par un plus grand nombre d’élèves favorisés.
Pirls en 2016 : cette enquête internationale mesure, tous les 5 ans, les performances en lecture des élèves quatre ans après le début de leur apprentissage en lecture, CM1 pour la France.
La compétence en lecture y est définie comme « l’aptitude à comprendre et à utiliser les formes du langage écrit que requiert la société ou qui sont importantes pour l’individu. Les jeunes lecteurs peuvent construire un sens à partir d’une gamme de textes. Ils lisent pour apprendre, pour participer à des collectivités de lecteurs et pour leur plaisir ».
33 pays ont un score supérieur à celui de la France et 16 enregistrent un score inférieur. La fédération de Russie (581 points), Singapour (575 points), Hong Kong (569 points) obtiennent les meilleurs résultats. Le premier pays de l’Union européenne est l’Irlande avec 567 points. La France est le seul pays à régresser en quinze ans avec les Pays-Bas. Avec un score de 511 points, elle se situe au-dessus de la moyenne internationale mais en-deçà de la moyenne des pays de l’Union européenne et de celle de l’OCDE.
Depuis Pirls 2001, la performance globale française ne cesse de baisser. Ces différences à cinq, dix et quinze ans sont significatives. Il est alors possible de considérer qu’elles sont bien dues à une érosion des performances des élèves français en lecture. Ces derniers sont les plus surreprésentés dans le groupe des élèves les plus faibles : ils sont 39%. Et à l’inverse, seulement 12% des élèves français se trouvent dans le groupe le plus performant. De plus, il ressort de cette enquête que les élèves français ont plus d’enseignants que les autres (38%) qui n’ont participé à aucune formation professionnelle en lecture compréhension (22% en moyenne dans les autres pays) au cours des deux dernières années.
Querelle de méthodes
Que propose alors le ministère pour remédier à ces difficultés en lecture ?
Le guide orange « Pour enseigner la lecture et l’écriture au CP » mis en ligne par le ministère de l’Education Nationale, le 4 mai 2018, promeut l’utilisation de manuels de lecture fondés sur la méthode syllabique pure.
Ce « manuel » fait encore une fois resurgir, même s’il s’en défend, un vieux débat, celui sur les méthodes de lecture, débat que l’on pensait enterrer. Il vient mettre un terme, aussi, à un mouvement mis en place dans les années 2000 par les différents gouvernements français et ayant pour principal objectif de réduire l’emprise des phénomènes de mode pédagogique sur l’éducation.
Comment alors faire comprendre à certains de nos hommes politiques qui semblent se servir des parents d’élèves comme bras armé de leurs projets éducatifs qu’aucune étude comparative menée sur les différentes méthodes de lecture, aucune expérimentation et aucune comparaison internationale n’a démontré la supériorité d’une méthode sur une autre, la méthode syllabique promue par le ministère n’étant pas meilleure que les autres ?
La méthode syllabique, pour rappel, consiste à identifier les lettres présentes dans un mot afin de pouvoir les combiner en syllabes pour arriver à la formation d’un mot. Et si l’on suit les recommandations formulées par le guide orange, ne peuvent être proposés aux élèves que des mots composés de graphèmes lesquels ont tous fait l’objet d’une étude en classe. Sont donc exclus des mots forts nombreux mais fréquents ainsi que des connecteurs indispensables à des lectures variées.
De nombreuses imprécisions, du flou, des lacunes et certaines incohérences sont aussi à relever dans ce guide orange comme celle, par exemple, selon laquelle d’un côté est posé que la compréhension se doit d’être travaillée indépendamment du décodage et de l’autre que le seul accès au sens se fait par le décodage. Or pourquoi travailler la compréhension indépendamment si celle-ci arrive lorsque l’élève sait décoder ? Peut-être ce manque de clarté, ces imprécisions, ce flou, ces lacunes sont-ils dus à la pluralité de rédacteurs ?
Quant à l’étude servant de caution scientifique pour promouvoir la méthode syllabique, celle de Jérome Deauvieau, sociologue, membre du conseil scientifique de l’Education nationale, elle présente de graves défauts méthodologiques – par exemple, elle compare les performances des élèves en fin de cours préparatoire sans les avoir évalués en début d’année – et elle ne porte que sur 23 classes de cours préparatoire, toutes situées en réseau éclair à Paris et petite couronne.
En revanche, dans ce guide orange, seulement quelques points, ceux allant dans le sens des rédacteurs, sont repris de l’étude Lire-écrire dirigée par Roland Goigoux qui, elle, porte sur 2507 élèves répartis dans 131 classes sur 16 académies. Autour de soixante chercheurs, vingt docteurs et doctorants, une vingtaine de publications scientifiques y sont reprises de la Conférence de consensus du Conseil national d’évaluation du système scolaire (CNESCO) qui s’est tenue en 2016. Choix étonnant et déroutant s’il n’en faut pour imposer ses vues !
Que nous dit alors cette recherche Lire-écrire sur les méthodes de lecture, sur les manuels ? Y-aurait-il de meilleures méthodes, de meilleurs manuels que d’autres ?
Sur les 131 classes de cours préparatoire suivies par la recherche Lire-écrire, il est montré que les professeurs des écoles utilisant un manuel syllabique n’obtiennent pas de meilleurs résultats que les autres enseignants. Sur les dix-huit enseignants les plus efficaces parmi ces 131 classes, c’est à dire ceux qui ont fait progresser le plus leurs élèves, la recherche Lire-écrire note que deux utilisent un manuel syllabique, un un manuel phonique, huit un manuel que le ministère qualifie de mixte et sept n’en ont aucun. On ne peut donc expliquer les différences d’efficacité entre les enseignants par la méthode utilisée ou par le manuel. De plus, tous les enseignants, contrairement à ce que laisse à penser ce guide orange, enseignent le code alphabétique à leurs élèves. Aucune méthode n’est employée d’une manière pure. Opposer la méthode syllabique à la méthode mixte est dès lors dépassé.
Affaire de pratiques d’enseignants
Une fois cette question de l’efficacité des méthodes de lecture et de l’effet manuel écartée, il semble opportun de rechercher les facteurs explicatifs des différences de performances entre les élèves à la fin du cours préparatoire. Pourquoi certains enseignants font-ils mieux réussir leurs élèves que d’autres dans l’apprentissage de la lecture ?
Et ce sont les pratiques ordinaires des enseignants qui sont à interroger. Des critères permettant de caractériser les pratiques efficaces ont été relevés par cette recherche Lire-écrire et ne sont pas l’attribut, le privilège d’une méthode ou d’un manuel spécifique. Pour n’en citer que quelques-uns, notons : la vitesse dans l’étude du code (plus le nombre de graphème étudié est élevé, plus c’est bénéfique pour les élèves) ; l’allongement du temps consacré à l’étude de la langue, du lexique ; le caractère explicite de l’enseignement de la compréhension ; le temps consacré à la lecture à haute voix qui exercerait une influence significative et positive sur les performances des élèves en code et en écriture ; le choix des textes et des textes supports aux séances de lecture collective.
On pourrait alors plutôt que d’interroger les méthodes de lecture soulever le problème du peu de formation initiale et continue dont bénéficient les enseignants français par rapport à ceux d’autres pays de l’OCDE comme le Canada ou la Corée du Sud qui allient performance élevée et égalité des possibilités d’apprentissage (PISA, 2012).
Certes, en France, le nombre d’enfants éprouvant des difficultés en lecture est élevé et concerne toutes les classes, du primaire au collège. Alors poser que tous les enseignants se doivent d’être formés, préparés tant à prévenir les difficultés en lecture qu’à intervenir dès qu’elles se manifestent semblent être un prérequis si l’on souhaite faire réussir tous les élèves quel que soit le milieu d’origine dont ils sont issus.
Hargreaves et Fullan démontrent dans leur analyse Professional Capital – Transforming Teaching in Every Shool qu’une politique à court terme de réduction des coûts en matière de recrutement et de formation des enseignants aboutit à avoir des professeurs « inexpérimentés, bon marché et rapidement épuisés ». Et rien ne sert d’embaucher plus si l’on n’est pas capable dans le même temps de former ces futurs enseignants et de continuer à former aussi ceux qui sont déjà en place.