Plus qu’une innovation juridique, la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), issue de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 initiée par l’ancien Président Nicolas Sarkozy, fut saluée comme un progrès significatif de notre démocratie et de l’Etat de droit, car elle permet de contrôler a posteriori si une loi, même ancienne, est conforme à la Constitution.
Aujourd’hui, une QPC est posée à propos de l’octroi de mer, impôt spécifique aux départements et régions d’outre-mer (DOM) instauré au 17ème siècle et plusieurs fois réformé. Me Guillaume Hannotin, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, nous explique ce qu’est « l’octroi de mer », impôt archaïque qui pénalise les DOM, et pourquoi son client a saisi le Conseil constitutionnel d’une QPC afin d’en faire reconnaître le caractère inégalitaire devant l’impôt pour les contribuables concernés, et par conséquent non conforme à notre loi suprême.
Un combat pour les DOM, pour le droit et pour l’équité.
Opinion Internationale : qu’est-ce que l’octroi de mer ?
Guillaume Hannotin : L’octroi de mer est une taxe perçue par l’administration des douanes sur les marchandises entrant dans les DOM, qu’elles viennent d’autres Etats membres de l’Union européenne ou de métropole.
Elle existe, sous différentes formes, depuis 1670, avec une accélération des transformations depuis 1989.
L’octroi de mer, avec une recette annuelle d’un peu plus de 1,2 milliard d’euros, a toujours constitué une ressource importante pour les collectivités locales domiennes, qui pâtissent d’un faible rendement de la fiscalité traditionnelle.
Mais les exécutifs locaux ont dû considérablement modifier, si ce n’est la réalité, du moins la présentation de leur taxe, son habillage, afin de passer sous les fourches caudines du droit européen.
Avec le Traité de Rome et, plus encore, l’Acte unique européen, s’est en effet posée la question de la compatibilité avec le principe de libre circulation des marchandises de cette taxe qui, tel un « droit de douane intérieur », frappait à l’origine uniquement les produis « importés » dans les DOM, en exonérant tous les produits fabriqués localement.
Si l’Union européenne reconnaît depuis longtemps la spécificité de la situation des producteurs domiens, et la nécessité de compenser, d’une manière ou d’une autre, les handicaps structurels auxquels ils sont exposés, les modalités exactes jugées acceptables par Bruxelles ont pu varier.
La France a d’abord vu les autorités européennes contester l’octroi de mer dans sa version de 1984, au motif que, taxant uniquement les marchandises entrant dans les DOM pour exonérer la production locale, l’octroi s’analysait en un droit de douane prohibé.
La France est ensuite parvenue à faire valider une nouvelle formule de l’octroi, consistant à y soumettre, en principe, toutes les marchandises, qu’elles soient « importées » dans les DOM ou produites localement. Le système était cette fois assorti d’un plafond de taux d’octroi (30% dans le cas général, 50% pour les alcools et tabacs) et d’une exonération de certaines productions locales, sur décision des conseils régionaux (décision du Conseil du 22 décembre 1989 et loi du 19 juillet 1992).
S’est substitué à ce système, qui avait été autorisé pour 10 ans, un nouveau mécanisme reprenant l’idée d’une soumission de principe à l’octroi à la fois des « importations » dans les DOM et des « livraisons » de productions locales, mais y ajoutant l’autorisation de pratiquer des « différentiels de taux » entre le tarif de l’octroi applicable aux fabricants locaux et celui pratiqué à l’égard des importateurs. Concrètement, le Conseil a défini trois listes de produits (A, B et C) : les produits de la liste A étaient censés être des produits de base, relativement faciles à produire localement, et pour lesquels les importations ne pouvaient être taxées que 10% de plus que la fabrication domienne ; les produits de la liste B étaient réputés plus coûteux, en raison de handicaps locaux, à produire sur place, et plus stratégiques, justifiant alors de pénaliser les importations par un différentiel de taux de 20% ; et les produits de la liste C étaient considérés comme encore plus difficiles à produire localement et encore plus stratégiques, ce qui expliquait un écart de taux porté à 30%.
C’est ce système, issu d’une décision du Conseil du 10 février 2004 et d’une loi du 2 juillet 2004, qui est présentement soumis au Conseil constitutionnel par notre question prioritaire de constitutionnalité (QPC).
Lui a succédé, depuis 2015, un système proche dans son architecture, dans lequel a été réintroduit le plafonnement de taux que l’on connaissait en 1989 mais qui avait disparu en 2004.
Sur quels motifs de principe soulevez-vous une QPC ?
La QPC que nous portons ensemble, avec Jean-Sébastien Pilczer, Michael Brosemer et Guillaume Brunschwig, dénonce la circonstance que, à de nombreux égards, le système des « différentiels de taux » entre l’octroi supporté par les importateurs et celui payé par les producteurs locaux porte atteinte au principe d’égalité devant la loi ainsi qu’au principe d’égalité devant les charges publiques.
La loi fiscale peut, dit le Conseil constitutionnel, traiter de manière différente des opérateurs économiques placés dans des situations différentes. Nous ne contestons donc pas l’octroi de mer pris « en soi ».
Mais les Sages ajoutent aussitôt que les différences de traitement instituées par la loi fiscale doivent être en rapport avec l’objectif du législateur.
Or, sous cet angle, l’octroi de mer « version 2004 » est éminemment critiquable. L’objectif de la loi est de compenser, de manière fine, strictement proportionnée, les handicaps de ce que l’on appelle, en droit européen, « l’ultra-périphéricité ».
En l’espèce, l’on sait que les différentiels ont été fixés sans étude statistique préalable, dans l’idée de reconduire autant que possible, dans les faits, le système ancien, avec sa faveur pour certaines productions (pour ne pas dire pour certains producteurs), et ses objectifs de « rentabilité ».
Ainsi, une exonération de tous les producteurs réalisant moins de 550.000€ de chiffre d’affaires a été prévue : en pratique, l’on estime que cette exception, qui peut paraître marginale « vue de Paris ou de Bruxelles », concernerait entre 80% et 90% des opérateurs locaux, conduisant ainsi à une restauration de l’octroi de mer d’avant 1989 et de son exonération de tous les producteurs domiens.
Ainsi encore, l’octroi sur le tabac a toujours été particulièrement élevé, et le système de 2004 ne déroge pas à la règle, avec un différentiel de taux autorisé maximum, de 30% : il ne s’agissait nullement de favoriser une quelconque production locale qui aurait été désavantagée par des coûts de production élevés (les DOM ont abandonné la production de tabac, au profit du sucre, il y a deux siècles) ; il s’agissait en réalité de préserver un rendement certain, le consommateur de tabac ne pouvant guère se passer du produit.
On pourrait multiplier les exemples : il suffit de constater qu’il n’est pas possible de justifier, dans un référentiel européen contemporain, une taxe conçue sous Louis XIV ; il suffit encore de constater que l’octroi de mer, sous toutes ses formes, a tellement varié au fil des 30 ou 40 dernières années, qu’il devient difficile de présenter comme indispensable pour la survie de l’économie domienne tel ou tel aspect du mécanisme qui n’existait pas il y a peu, tel autre qui existait mais dont les exécutifs locaux ne se sont pas servis. La France mise, imprudemment, sur l’amnésie des services compétents à Bruxelles.
La vie chère dans les DOM TOM n’est-elle pas due davantage à l’éloignement et à la dépendance de ces territoires vis-à-vis de la métropole qu’à de tels dispositifs comme l’octroi de mer ?
La vie chère, c’est-à-dire la faiblesse du pouvoir d’achat dans les DOM, est liée à la circonstance que les prix y sont élevés par rapport aux revenus. L’éloignement, avec les coûts de fret qu’il engendre, en est vraisemblablement la cause principale. Mais l’octroi de mer, qui s’ajoute « en bout de chaîne », avec, dans le système de 2004 soumis au Conseil constitutionnel, des taux sans plafond qui pouvaient atteindre plusieurs dizaines de points, n’arrange évidemment rien pour les consommateurs.
Il semble que les domiens en soient bien conscients et que, tabou jusqu’à une époque récente, le sujet du remplacement de l’octroi de mer par un impôt plus moderne, soit désormais ouvertement évoqué. Le frein essentiel au changement paraît être, à nouveau, la crainte d’un moindre « rendement » de tout impôt de substitution. Mais l’on voit que, une fois encore, les considérations qui entourent l’octroi de mer n’ont que peu à voir avec la nécessité affichée d’assurer une juste compensation des handicaps de l’ultra-périphéricité aux producteurs locaux.
Elargissons le propos, si vous le voulez bien : entant que juriste et citoyen, que pensez-vous de l’introduction de la question préjudicielle de constitutionnalitédans les procédures judiciaires ? A-t-elle modifié l’Etat de droit dans notre pays ?
L’introduction de la QPC a considérablement renforcé l’Etat de droit, en permettant de soumettre les lois aux gardiens de la norme fondamentale. Prenez le cas qui nous intéresse : les débats au Parlement rassemblent principalement les élus domiens, qui sont d’abord comptables, à l’égard de leurs populations, d’une certaine stabilité du système, donc d’un bon rendement de l’impôt. Il est très difficile, dans ce cadre, de faire émerger des idées nouvelles. Le Conseil constitutionnel, lui, n’a pas ces contraintes. Il peut prendre de la hauteur, et, comme le juge européen (CJUE ou CEDH), confronter la loi aux grands principes.