Voilà douze années maintenant que la prestigieuse université française, connue dans le monde entier pour son excellence construite tout au long de ses sept siècles d’histoire, a entrepris de s’implanter aux Emirats Arabes Unis. Très vite cette décision, inédite pour nos universités, a suscité de vives polémiques, a contrario des grandes écoles et facultés anglo-saxonnes, qui ont l’habitude de s’exporter. Université Bling bling, université de cocagne, ont été autant de sobriquets dont a été affublé ce projet au moment de sa concrétisation. Les critiques ont été acerbes puisque les responsables du projet se sont vus accuser de vendre le nom « Sorbonne ».
Avec beaucoup de persévérance, et de réussite, le géographe Jean-Robert Pitte, a finalement convaincu les plus sceptiques, du bien fondé d’exporter le modèle français d’éducation et plus largement une certaine idée de la France. La Sorbonne des sables, devenait un objet de fierté nationale et un outil de rayonnement pour la France qui ouvrait la voie au Louvre, venu se poser sur les mêmes dunes de sable une décennie plus tard.
Avec une douzaine d’années de fonctionnement, le bilan pourrait sembler globalement positif. Mais à y regarder de près, rien n’est moins sûr. Sur le plan de l’équilibre budgétaire, nous sommes encore loin du compte, puisqu’avec moins de 900 étudiants, le campus ne cumule que 50 % du nombre d’étudiants attendus, soit 1800 dont les frais de scolarité sont pourtant nécessaires pour une balance équilibrée des comptes.
Un retour sur investissement attendu
C’est le riche Emirat qui subventionne le déficit, comme les frais de missions des professeurs permanents ou temporaires qui y enseignent. Voyage en classe affaire, hébergement en hôtel de luxe et rémunération plutôt généreuse pour les dix jours d’intervention, qui équivalent à un semestre d’enseignement en France.
Est-ce pour cette raison que les Emiratis se sentent libres de leurs agissements, en ce qui concerne le fonctionnement de la Sorbonne de l’île d’Al-Rim ? Ils attendent en effet un retour sur investissement aux fins d’amortir les quelques 250 millions d’euros investis. Et forts du vieil adage, « qui paie décide », de nombreuses décisions prises ces derniers temps, le sont par les autorités emiratis quand bien-même, elles contreviennent aux règles les plus élémentaires du droit en général et de la gouvernance interne d’une université en particulier.
Lila Lamrani, chercheuse en philosophie et initialement recrutée par le conseil d’administration de l’université, pour le poste de Directrice du département de philosophie et de sociologie, pour une durée de trois ans renouvelable, en a fait les frais. Elle s’est, en effet, vue écartée par les autorités émiraties pour des raisons qu’elle ignore encore. Pourtant, soutenue par ses nombreux collègues et homologues qui se sont émus de son sort, en publiant à la rentrée universitaire passée, une tribune dans le journal le Monde, elle demeure persona non grata dans l’Emirat. Elle avance l’idée que la décision est due à ses origines algériennes et son soutien militant à la cause palestinienne.
Cette décision, qui relève pour bon nombre d’observateurs, de l’arbitraire et sous-tendue par des ressorts purement idéologiques et politiques n’est pas un fait isolé. En effet, son homologue Mohamad Bazzi, professeur titulaire à la NYU de New York et citoyen américain, n’a pas été autorisé à enseigner le journalisme à Abou Dhabi. Il explique au journal Le monde qui l’a interviewé qu’il pense être victime d’une discrimination religieuse. Lors de sa demande de visa, il a été obligé de renseigner son lieu de naissance – le Liban – et sa religion – musulman chiite – là encore pas davantage d’explication de la part des autorités émiratis.
Que dire enfin de ces étudiants qataris qui se sont vus stoppés nets dans leur cursus universitaire à la faveur du blocus que les Emirats et l’Arabie saoudite imposent à leur pays depuis l’été 2017? Ce fut le cas de Jawaher Al Meer, cette étudiante en sociologie et philosophie qui a dû s’expatrier vers la France afin de finir son cursus débuté sur l’Ile d’Al Rim deux ans plus tôt.
Un pont entre les civilisations
Extraordinaire aventure que celle de PSUAD (Paris-Sorbonne Université à Abu Dhabi) dont Jean-Robert Pitte, aime à rappeler la devise de l’Université qui s’attache à jeter « un pont entre les civilisations ». Ce pont met en partage des humanités françaises dont il est si fier, en ce qu’elles sont, selon la formule de Cicéron, « dignes de l’homme » au sens où, en tant qu’ « arts libéraux », elles le rendent à la fois plus humain et plus libre.
Cette liberté, qui constitue un marqueur universel des valeurs françaises, n’est-elle pas aujourd’hui, bradée à une pétromonarchie en quête de rayonnement et de prestige qu’elle se paye contre monnaie sonnante et trébuchante ?
Il est temps de se demander sérieusement si les Emirats arabes unis ne s’adonnent pas trop à une instrumentalisation manifeste de la Sorbonne à des fins politiques en contradiction avec nos valeurs sans que cela n’émeuve personne.
Claudie Holzach