Ce week-end nous nous préparons à déménager. Nous changeons d’appartement. Nos grands enfants prennent leur autonomie et nous rétrécissons l’espace, préférant un lieu plus petit mais plus chaleureux à un lieu qui accumule des mètres carrés déserts. En réduisant l’espace on se pose aussi la question de ce que l’on garde, de ce que l’on jette. De déménagements en déménagements, on se délaisse petit à petit des objets de son passé. C’est l’occasion à chaque fois de se demander ce qui est essentiel ou non et de se délester du poids d’objets accumulés qui parfois ressemblent à des pierres dans un sac à dos et qui empêchent d’avancer.
Lorsque ma mère est morte j’ai gardé certains de ses meubles, d’origine napoléonienne. Pas parce que je les aimais, le style est un peu lourd, mais parce que je les ai toujours vus chez mes parents. Ils tissent un lien générationnel par le simple fait de voir ou de toucher l’objet. On fait des petits bonds de plusieurs dizaines d’années à chaque fois. La commode a toujours été dans ma chambre, depuis toujours. Quand je la vois, je vois aussi la chambre de mon enfance, la lumière à travers les volets, l’odeur du jardin qui envahit la pièce au printemps, je me souviens que, blotti dans mon lit, j’attendais que mon père vienne sonner le clairon dans ma chambre pour me signifier qu’il était l’heure de se lever. Quand je vois le buffet, je revois ma mère courir les antiquaires dès qu’elle avait trois sous pour acheter un meuble d’époque, une porcelaine, un bout d’histoire me disait elle. « Tu vois, ce meuble a été fabriqué sous Napoléon 1er. Qui sait chez qui il était, un maréchal d’empire célèbre, un bourgeois. C’est Napoléon qui nous regarde ». Je la revois, si fière d’avoir pu se payer ce petit bout d’histoire et astiquer ses meubles le week-end, autant pour eux que pour elle, pour se montrer digne de ce glorieux passé.
Quand ma mère est décédée, j’ai fait expertiser ses meubles, sa porcelaine, ses objets qu’elle arrachait parfois en salle des ventes après des combats épiques. C’était un trésor familial mais, en 2001, un trésor qui ne valait presque plus rien… et aujourd’hui rien… Drôle de sensation… Le passé, l’histoire ne vaut plus rien… C’était un meuble sur lequel la main d’un maréchal d’empire voire de Napoléon s’était peut-être posée… Peu importe… Moins fonctionnel qu’IKEA. On prend, on utilise, on jette, on reprend, on réutilise, on rejette. Les meubles finalement, comme les objets électroniques du quotidien ont leur propre date de péremption.
En est-il de même pour l’histoire ? Va-t-elle se périmer au fur et à mesure qu’elle va disparaître des disques durs de nos ordinateurs ? Quelle trace va-t-on garder ? Google sera-t-il le gardien du temple de notre passé ou l’instrument de son effacement ?
Depuis toujours je suis accroc à la musique et j’ai conservé mes vinyles ; il me restait aussi des centaines de CD et aussi bcp de DVD. J’avais déjà fait un tri drastique lors du précédent déménagement et j’avais déjà eu du mal à trouver preneur. Je refais un nouveau tri et je m’attarde sur chaque CD, chaque DVD : tel CD était difficile à trouver, tel autre intéressant car il donnait une autre interprétation d’un morceau connu. J’ai parfois eu du mal à les trouver, en jazz comme en classique, partant en expédition à la Fnac ou chez Virgin, parlant parfois de longs moments avec des vendeurs férus de culture musicale : la 9èmesymphonie, oui, mais de Furtwangler, sinon rien… Les partitas de Bach, oui, mais par Claudio Arrau… Barney Wilem au saxo, vous avez ? Vous savez, la version truc lors de la soirée machin. ? Mythique…
Pour les DVD, je revois le film en regardant la pochette, avec qui je l’ai regardé et dans quelles conditions. Je me revois dénicher un film regardé avec mon père, qui se délectait du grand film du dimanche soir ; moment sacré de réunion de toute la famille qui, pour une génération ayant connu le développement du cinéma, savourait les bienfaits des trente glorieuses en visionnant chez soi de grands westerns ou films policiers très manichéens, sur des écrans de plus en plus grands… Comme au cinéma.
Mes enfants me disent : « papa c’est pas la peine de garder tout ca, il y a tout sur Apple Music et Apple Tv». Je vérifie… Ce n’est pas vrai. Il y a beaucoup de choses mais pas tout. J’ai encore des CD qui ne sont pas chez Apple. Mais il est vrai que l’on a moins le réflexe de prendre un CD ou un DVD, c’est tellement facile de se connecter… Ca donne l’impression de posséder l’infini alors que l’on ne possède rien. On ne possède que ce que l’on veut bien nous donner à avoir. Les meubles, la musique et peut-être la littérature, tout est entré dans la même machine à laver.
Tout a disparu…
Les jours suivant ce grand ménage, j’ai acheté une tablette et après avoir changé de mot de passe, tous mes ordinateurs et iPhone sont devenus blancs. Tous mes fichiers, mes photos, stockés sur mon ordinateur, sur mon téléphone portable, sur ma tablette ont disparu pendant quelques heures… J’ai disparu pendant quelques heures, quelques jours ! Il y a tout sur le net, m’ont dit mes enfants, mais au moment présent, il n’y avait plus rien. Plus rien de moi, rien à moi, rien qui me concerne, aucune trace de ma vie, de mon existence. Pour accéder à ma vie, l’ordinateur m’avait demandé un mot de passe qu’il n’avait pas reconnu. On a bazardé au fil de l’eau tous les objets témoins de sa vie pour les stocker dans le CLOUD et le nuage avait été voir ailleurs. PSCHITT…
Je regarde le ciel… Pas de nuage… Un ciel bleu et clair sans rien… Je me demande si c’est une vraie panne ou si quelqu’un de haut placé, un comité peut-être, a décidé de supprimer toute trace de mon existence. Avant de venir me chercher pour me mettre au cimetière de l’obsolescence. Il ne faut pas se souvenir trop de son passé, ce n’est pas bon pour le futur, ca pourrait donner de mauvaises idées. Bientôt, la propriété aura peut-être disparu car plus personne, sauf exception, pourra s’acheter un appartement digne de ce nom. Le travail ne pourra plus rien payer. On va entrer dans le monde du partage, de la voiture, de l’appartement… de ses amours…
Et quand on mourra, dans cette civilisation du vide sans mémoire, on remettra une clef USB à vos proches en guise d’enterrement. Très vite elle ne sera plus compatible avec la dernière génération d’ordis Apple ou programmes Google mais qu’importe… L’important sera d’avoir la dernière version. Les biens essentiels à la vie ne seront plus possédés que par une infime minorité dirigeante mais le reste de l’humanité se pressera pour avoir la dernière version du téléphone bionique à reconnaissance faciale interconnectée par ondes supersoniques : j’ai, donc je suis ! Si je n’ai pas cette dernière version, la « TEHON », je ne suis rien !!
L’objet ne sera plus le symbole d’une position sociale durement acquise au fil du labeur des générations passées, le reflet de l’histoire mais le symbole d’une vie sans passé ni futur sans lequel je sors des écrans radar.
Je me réveille doucement de ma torpeur, de cette brume qui accompagne l’heure de la sieste.
Je regarde les caisses devant moi où s’entassent les objets de mon déménagement.
Je décide de garder mes vinyles.
Philippe Monturet