La référence ou l’utilisation des rats et souris n’est pas récente et on en trouve beaucoup d’illustrations, que ce soit dans la littérature, la poésie, le cinéma ou les arts graphiques…
Les rats provoquent une certaine répulsion mais aussi de la fascination, donnant lieu à un imaginaire nourri qui les associent à nombre d’images, voire d’insultes ou de superstitions : « fait comme un rat », « rat d’opéra », « rat de bibliothèque », « tête de rat », « être un rat », « les rats quittent le navire » etc…
La mythologie grecque et indienne, la littérature et la philosophie ne sont pas en reste, utilisant les rats dans nombre de fables et de contes (les Frères Grimm, Jean de la Fontaine…). Apollon était le Dieu Rat, capable de propager les maladies mais aussi de les guérir. Kafka, Dostoïevski, Nietzsche, Freud ont fait du rat un sujet central de certaines de leurs réflexions. Le rat est le premier signe de l’astrologie chinoise. Bref, un animal si petit et si fort à la fois, comme l’homme finalement, un rat qui nous renvoie à notre condition, au mal et au bien qui nous habite tour à tour, à notre ambivalence, qui symbolise le tréfonds de l’âme humaine, qui n’aime pas toujours s’exposer comme pour cacher ses arrières pensés.
L’apparition des rats prévient de quelque chose qui ne va pas, d’un désastre, de l’apparition de la maladie et de la saleté, c’est le dernier tocsin. Mais leur jaillissement est aussi le signe de la vie enfouie que l’on n’a pas réussi à éliminer, d’une certaine intelligence qui subsiste à tout. L’apparition au grand jour de rats en font des messagers qui symbolisent le mal mais aussi le renouveau après le mal, pour peu qu’on leur prête attention, la prospérité et la fertilité retrouvée, la guérison… si les messages sont entendus. Le rat malgré son côté répugnant était le Dieu des moissons sous la mythologie grecque.
Autant de symboles qui peuvent aller comme un gant aux street-artistes qui partagent avec le rat le coté underground. Comme eux, ils jaillissent des sous-sols, se jouent de la police qui « dératise » pour inscrire des messages et des images sur les trains, les métros, les murs, retournant ensuite parfois dans la clandestinité, terrés comme les rats jusqu’à la prochaine sortie.
L’éruption du tag « vient du hurlement de ceux qui n’existent pas » dit Codex Urbanus. Le street rat ne porte initialement, et encore souvent, pas d’autre message que « je suis là », « j’existe » ou « je suis toujours là ». C’était bien le sens des inscriptions de Taki 183. Et les street ratistes ont pullulé, en écho à une société qui écrase et rejette ce qui ne rentre pas dans l’imagerie de la réussite, qui donne moins sa chance qu’elle ne le proclame. Brisant le mur du silence en faisant du bruit sur les murs. Tellement de bruit que la société adore désormais certains de ses plus gros street ratistes, dans une course à l’échalote médiatique et financière où l’on se demande qui l’emporte. Le rat doit-il devenir célèbre pour que son message porte ou la célébrité a-t-elle muté le rat en gros matou docile, qui de temps à autres se souvient qu’il a été rat et se refait un petit flip nocturne hors caméra ?
Shepard Fairey est-il encore un vrai street ratiste quand de villes en villes, des ventes ou des apparitions ultra médiatisées le mettent en scène ? N’est-ce pas inévitable ? En toute cas comme dans les temps antiques, gloire au Dieu Rat et à son nouvel Eldorado, le street art.
Le rat symbolise pourtant et toujours la vie souterraine, clandestine, celle qu’empruntent grand nombre de street ratistes, avec plus ou moins de risques en fonction du niveau de démocratie, du niveau d’interdiction, du niveau de tolérance ou de morale ambiante. L’Histoire est un grand pochoir contestataire et avant-gardiste à la fois, en mutation constante. Ce qui est inadmissible à une époque devient l’acquis d’une autre époque. Et comme les rats sortant de leur cachette, certains street artistes ont taggé et continueront à tagger l’Histoire en marche, comme peut-être Invader qui rappelle sans cesse « Invader était là » en écho au soldat Kilroy pendant la deuxième guerre mondiale qui inscrivait « Kilroy was here ».
S’il est vrai que l’on ne peut pas faire tout et n’importe quoi n’importe où, les pouvoirs n’aiment pas toujours les contre-pouvoirs et les street artistes qui questionnent là où la maxime officielle est « circulez il n’y a rien a voir ». Gouverner une société implique un certain niveau de tolérance vis-à-vis des différends moyens d’expression, en fonction de ce qu’elle est, démocratique ou non, et de ce à quoi elle croit à un moment donné. Mais au fur et à mesure que la civilisation se pare de duplicité, les rats rejaillissent pour alerter sur l’environnement, la faim dans le monde, les migrants, le pouvoir de l’argent sur le foot (rappelons l’œuvre du Brésilien Paulo Ito lors de l’organisation de Coupe du monde au Brésil) la sécurité, la démocratie, les rapports humains…
Le rat sort quand notre société est lâche pour en montrer ses travers. Le rat est libre, il est le témoin d’une certaine résistance. Les taggueurs et graffeurs sont en quelque sorte comme les rats et Banksy a expliqué qu’il peint des rats car les rats n’ont pas besoin de permission pour apparaître. Blek a inondé Paris de pochoirs et de stickers de rats qui surgissent là où on ne les attendait pas pour montrer la vivacité d’une certaine liberté d’expression dans une société trop corsetée. Le rat de Banksy ou de Blek est un poil à gratter, malin, agitateur, il est nous, le nous qui nous challenge et nous survit, cette partie de nous que l’on ne veut pas voir et qui nous répugne, ce nous de l’hypocrisie mais aussi ce nous qui pousse à nous transcender pour éviter le pire. Alors vive le rat… vive l’art. Vive le RatGraf… vive les street ratistes.
Philippe Rosenpick
Avocat associé chez Desfilis, organisateur du prix du Graffiti 2016/17, promoteur de la fresque dessinée par Crey 132 en l’honneur du Bleuet France sur la place des Invalides, membre de la commission d’appel de la Fédération Française de Rugby, Chevalier de la Légion d’honneur.