La pièce, située à l’arrière du Musée national de Nairobi, est modeste et, seule la petite étiquette d’écolier : « Tirez avec précaution », à moitié décollée sur l’un des tiroirs en bois, signale que s’y trouve quelque chose d’extraordinaire. A l’intérieur du casier, l’un des nombreux du département de paléontologie du Musée, des morceaux d’une mâchoire géante, dotée de crocs colossaux, reposent sur un tapis de mousse émietté. Il s’agit des seuls restes connus du « simbakubwa kutokaafrika », gigantesque carnivore préhistorique, qui a été reconnu comme une nouvelle espèce en avril 2019, faisant les titres de la presse mondiale.
« C’est unique », souligne le paléontologue kényan Job Kibii, en tenant dans ses mains les ossements vieux de 23 millions d’années du plus grand prédateur ayant jamais vécu en Afrique, et devant lequel les lions actuels feraient figure de nains.
Pourtant, ces fossiles n’ont pas été mis au jour récemment. Les os du carnassier de 1.500 kg ont été découverts il y a 40 ans dans l’ouest du Kenya, puis rangés au fond de ce tiroir, avant de sombrer dans l’oubli.
Comment des fossiles d’une telle valeur ont-ils pu rester aussi longtemps sans être identifiés?
Pour M. Kibii, en charge du département paléontologie des musées nationaux du Kenya, qui possèdent une collection de fossiles sans égal en Afrique de l’Est et l’une des plus grandes au monde, la réponse est assez simple. « Nous avons des tonnes et des tonnes de spécimens (…), qui n’ont pas été examinés », explique-t-il à l’AFP. « Sans le moindre doute, il y a des choses qui attendent encore d’être découvertes ».
Plus de place
L’aile principale du musée a peu changé depuis que le légendaire paléontologue kényan Louis Leakey a commencé à y empiler ses découvertes au début des années 1960.
Un système manuel de classification est encore utilisé pour trouver un fossile spécifique. Or, la collection n’a cessé d’augmenter. Bien trop vite pour M. Kibii et sa petite équipe de 15 personnes qui doit patiemment nettoyer et classer chaque spécimen.
Des crânes géants d’anciens crocodiles tentent de se faire une place aux côtés d’une espèce disparue de girafe à cornes. Non loin, les défenses démesurées d’un éléphant primitif occupent un large espace.
Même les rebords de fenêtres regorgent des restes fossilisés de toutes sortes de créatures étranges et merveilleuses.
« Nous n’avons plus de place », constate M. Kibii, s’arrêtant entre les étagères poussiéreuses qui remplissent le bâtiment du sol au plafond et sur lesquelles reposent des découvertes datant parfois de plus d’un demi-siècle. « Dans cette seule section, nous avons plus d’un million d’échantillons », dit-il. Avec des fouilles entreprises très régulièrement dans tout le pays par des équipes du monde entier, entre 7.000 et 10.000 nouveaux fossiles arrivent au laboratoire chaque année.
La loi prévoit que les fossiles découverts au Kenya aillent au musée pour y être classés, enregistrés et entreposés, pour les futures générations.
Le retard pris est immense, même si les découvertes de certains chercheurs, prêts à publier, peuvent être traitées en priorité. D’autres, qui ont trouvé ce qu’ils cherchaient, peuvent aussi abandonner au musée le reste des fossiles exhumés lors de leurs fouilles.
Dans une chambre sombre, sur un air de pop kényane diffusé par une vieille radio, un employé détache des fragments de pierre d’un fossile à l’aide d’une brosse à air, masque de protection sur la bouche.
Derrière la porte, dans des coffres métalliques, des années de travail l’attendent.
Berceau de l’évolution humaine
Si aucun expert n’est là pour identifier un fossile, il peut facilement être mal classifié. Dans certains cas, ils sont envoyés vers la « zone d’attente », où des fossiles qui n’ont pas pu être identifiés gisent dans des boîtes en carton. « Nous avons des fossiles datant des années 1980 qui n’ont pas été classifiés », explique le directeur de collections Francis Muchemi, tout en nettoyant la molaire géante d’un éléphant. Simbakubwa a connu le même destin. D’abord considéré comme appartenant à la famille des hyènes, il a été archivé dans une salle annexe et personne ne l’a plus étudié jusqu’à ce que des chercheurs américains tombent dessus par hasard.
Aujourd’hui encore le musée manque de spécialistes et de ressources. M. Kibii est l’un des seulement sept paléontologues kényans. Il a étudié en Afrique du Sud car son domaine de recherche n’était pas enseigné dans son pays. « C’est important car le Kenya est le berceau de l’évolution humaine », souligne M. Muchemi. « 99% des gens qui travaillent ici sont étrangers. »
Au Kenya, la paléontologie est moins prioritaire que la sauvegarde des espèces animales en danger, constate M. Kibii. « Ca a été sous terre pendant des millions d’années. Vous le sauvez de quoi? »: voilà, dit-il, le type d’arguments avancés.
Il voudrait acheter des étagères pliantes pour gagner de la place. Et aussi un scanner de microtomographie à rayons X, qui constitue des images en 3 D et permettrait de jeter un regard neuf sur certaines pièces oubliées du musée.
« Je me demande toujours ce qui repose là, sur certaines de ces étagères », songe M. Kibii. « Simbakubwa raconte une nouvelle histoire. Et si parmi ces milliers (de fossiles), nous avions 10, 20 nouvelles histoires qui attendent d’être racontées? C’est toujours le mystère ».