Paris. La rue porte un joli nom, celui de la Gaieté. C’est un bon début. La salle de spectacle, au fond d’une curieuse impasse, évoque le mont Parnasse. Pourtant, rien de grec ou de joyeux dans la pièce sombre qui y est jouée. Je l’ai vue le 10 septembre. Je vais courir la revoir.
Pour commencer, deux acteurs dont l’un brilla il y a peu dans la presse écrite la plus convenue. Un ex-rédacteur en chef de l’Express, dont l’écharpe rouge annonçait donc Mounet-Sully et pas Mitterrand. Le moins qu’on puisse en dire est qu’il « assure », selon l’argot de nos post-adolescents. Mais l’autre acteur est, pour sa part, presque irréel. Ce n’est pas un comédien. Si vous avez déjà regardé « youtube leonblum », ou connaissez un peu la personnalité pour le moins paradoxale du Premier ministre du Front Populaire, vous en percevrez jusqu’aux vibrations. L’exercice dépasse l’incarnation. L’intellectuel juif, l’homme en proie au doute permanent, le Proustien, le bourgeois devenu par on-ne-sait quelles étrangetés de ce pays bizarre l’idole des hommes en bleu-de-chauffe, y est véritablement… stupéfiant.
On peut ne pas être de gauche, de cette gauche qui s’est rendue si insupportable par nombre de ses travers récents, et reconnaître la sincérité de tel ou tel. Blum y est campé comme l’authentique successeur de Jean Jaurès, un de ces hommes qui croyaient faire de la politique, et se sont révélés les porteurs muets d’un judéo-christianisme mis à mal par le vingtième siècle. La guerre, et encore la guerre, la vie durant ! 14-18 et 39-45 : charniers et destruction… l’absurde partout. Encore et toujours. De Blum, restera cette phrase du congrès de Tours : « Malgré tout, restons des frères ». Tu parles !
Ecrite par Jean-Noël Jeanneney, ancien ministre, fils de Jean-Marcel, ancien ministre, petit-fils de Jules, président du Sénat et figure de la troisième République, la pièce aurait certes gagné à moins de débats d’idées et davantage de faits du quotidien.
C’est bien, la politique. Mais le quotidien qui en découle, c’est mieux ! Les phrases oui, mais le réel, oui et encore oui ! Si le théâtre a un mérite, c’est d’illustrer la liberté de discourir à perte de vue : on s’y moque décidément de toute politique, mais pas de ses effets ! Racine, vous vous rappelez ? Britannicus un peu empoisonné… légèrement mort.
C’est ça, le théâtre.
Blum et Mandel se sont effectivement trouvés, après les emprisonnements et procès que l’on sait, déportés à Buchenwald, et s’ils n’étaient pas soumis aux conditions du quotidien des déportés, des esclaves à l’espérance de vie de 22 jours, la suite a démontré que jusqu’à l’espoir avait fui.
A la mort de Philippe Henriot, collaborationniste omniprésent dans la pièce comme il le fut dans ces années Vichy par son indéniable talent oratoire, les nazis décident de frapper. « L’un de nous deux » sera livré en pâture à la Milice et devra mourir. C’est à la fois simple et cruel comme un supplice chinois. Et d’une puérilité sans nom.
Car Mandel, de droite, Blum, de gauche, sont juifs. Mais d’abord et surtout, Français de cœur. La pièce surgit dès lors comme un vrai révélateur, non de débats historiques pour archivistes poussiéreux ou collectionneurs d’épaves, mais au cœur des défis de notre temps. Notre temps présent.
« Soumission », de Houellebecq, combien de divisions ? 600.000 lecteurs. Et combien de détracteurs ? Bien davantage, on le sait bien. L’antisémitisme demeure une vraie question, réactivée par tout ce qu’on peut en savoir : Israël, Proche-Orient en… Europe, une liste qu’on arrêtera ici. Evitons encore un peu la 18ème chambre (diffamations, etc.).
Mais précisons : quiconque a vu le rond-point de la Pyramide dans la forêt de Fontainebleau ne peut pas ne pas imaginer ce qui s’y est déroulé. Mandel, l’homme qu’aimait Clemenceau, y a été abattu d’une rafale de mitraillette dans le dos. Quand on exécute un adversaire, on peut au moins le regarder en face. Mansuy et les tueurs ne sont pas passés à l’histoire. Même Ravaillac – avec écartèlement à la clef devant l’hôtel de ville de Paris- respectait, lui, un code d’honneur.
Clemenceau s’interrogeait à la fin de sa vie sur l’admission des juifs au paradis : « Si Mandel n’y entre pas, je ne veux pas en être ». Prononcé par un médecin scientiste, agnostique, laïc, anticlérical, le mot ne manquait pas de sel… Mais chacun désormais sait qu’il n’y a pas d’athées, il n’existe que des enfants rêvant toujours de fées. Si ! Et Mandel, otage du Massilia, regrette à voix haute ne pas avoir rallier de Gaulle. La croix de Lorraine, ça existe.
Mandel ne se remit pas de sa semaine de doutes, en juin 1940. Pourquoi n’a-t-il pas gagné Londres ? Le théâtre, c’est comme la politique. Le doute à la Blum, à la Mandel, c’est beau. Mais face à la mort, à un régime de mort, il n’y a pas de doute.
C’est non.
Jean-Philippe de Garate
Ancien avocat, ancien magistrat, JPG a défrayé la chronique avec son « Manuel de survie en milieu judiciaire » (éd. Fortuna). « Du côté de chez Céline » a mis en relief sa facette littéraire. A paraître : Le juge des enfants, éd. Portaparole, octobre 2019.