Rencontre avec Pascal Lamy, président de la deuxième édition du Forum de la Mer de Bizerte. Plus de 1500 participants sont réunis en Tunisie le samedi 21 septembre 2019 à l’initiative d’Olivier Poivre d’Arvor, Ambassadeur de France en Tunisie et président du Musée national de la Marine. Pascal Lamy appelle à une gouvernance polylatérale des océans et de la mer. Entretien.
Monsieur Pascal Lamy, vous avez été notamment commissaire européen sous la présidence de Jacques Delors, directeur général de l’OMC. Aujourd’hui vous participez, dans vos nombreuses missions, à l’invention d’une nouvelle gouvernance mondiale. Quelle place occupe la mer dans votre parcours ?
Je suis officier de marine et officier de réserve. J’ai fait mon service militaire sur les mers, j’ai navigué pendant un an. Les enjeux de la mer ont souvent tenu une place centrale dans mon parcours. Lorsque j’étais Commissaire européen au commerce, c’est moi qui ai inscrit dans la négociation de Doha le mandat de préparer au sein de l’OMC des disciplines sur les subventions à la pêche, à cause de leur effet sur la surpêche.
J’ai été de ceux qui ont contribué de 2013 à 2015, avec la Commission Océan global présidée par José María Figueres, à l’adoption de l’Objectif 14 du millénaire.
Je participe aujourd’hui, entre autres activités, à plusieurs missions stratégiques qui aideront à mettre la mer et les océans au cœur des priorités de la prochaine Commission de l’Union Européenne. Comme s’y est engagée Madame Ursula von der Leyen, la Commission européenne se veut résolument plus verte.
Quel est l’enjeu principal du Forum de la mer à Bizerte ?
Le Forum de la mer qu’a conçu et que porte mon ami Olivier Poivre d’Arvor, Ambassadeur de France en Tunisie et président du Musée national de la Marine, participe de ces initiatives qui réinventent la gouvernance mondiale des grands défis auxquels l’humanité et la planète font face. Bizerte, c’est un peu pour la Méditerranée le Forum de Paris pour la paix qu’a voulu Emmanuel Macron (sa deuxième édition aura lieu du 11 au 13 novembre) et que j’ai l’honneur de présider.
Le Forum de Bizerte accueille une pluralité d’acteurs et contribue à bâtir ce que j’appelle cette « gouvernance polylatérale » à laquelle je me consacre désormais pleinement. Il s’agit d’une nouvelle méthode (« bottom up », valorisation interactive des parties prenantes, projets concrets), d’un nouvel esprit, d’entreprise et de coopération, pour appréhender la chaîne qui va de l’information à l’action, en passant par la sensibilisation et la mobilisation. Or le Forum de Bizerte relie les collectivités locales, les entreprises, les ONG, les grandes institutions académiques, les citoyens. Car il faut agir sur plusieurs échelons : local, régional, global. Il faut faire confiance aux acteurs locaux. C’est pourquoi, lors du Forum, plus de 60 maires tunisiens et de nombreux élus locaux français ont répondu présent.
Cette gouvernance polylatérale viendra épauler, renforcer l’approche multilatérale inter-étatique, intergouvernementale dont il faut avoir l’humilité de reconnaître qu’elle ne pourra plus gérer seule les défis planétaires auxquels nous faisons face.
La Méditerranée est un des berceaux des civilisations. Pourquoi est-elle vécue comme une tragédie (migrants naufragés, pollution marine, conflits culturels) plus que comme une chance ?
Nous vivons un déficit émotionnel face aux océans et aux mers. Pour la plus grande partie de l’humanité, l’océan, c’est loin, c’est dangereux. La mer, ça fait peur. Victor Hugo disait : « L’océan, c’est un monstre ». Quel paradoxe de voir aujourd’hui la Méditerranée vécue comme un traumatisme alors qu’elle est notre trait d’union culturel et un espace économique au potentiel considérable.
Mais non, l’océan n’est pas un monstre.
On oublie trop cette belle théorie selon laquelle le développement des civilisations a à voir avec la longueur des côtes. La France et la Tunisie sont-elles conscientes qu’elles sont des puissances maritimes ? Le Forum de Bizerte nous le rappelle avec force.
Car Bizerte, c’est aussi le Forum de la Méditerranée, notre « Mare Nostrum » à nous, Européens et Africains. Bizerte est sur cette verticale reliant l’Europe, la zone EuroMed et l’Afrique.
Le Forum de Bizerte, en choisissant de soutenir des projets concrets avec l’initiative « AMWEJ « (vagues en arabe) qui réinventent une économie bleue durable, se transforme en incubateur d’initiatives, éveille les consciences et déploie une vision positive et dynamique de la Méditerranée qui change enfin notre rapport à la mer.
Car l’eau et la mer peuvent être un moyen de résoudre les problèmes en Méditerranée. Un seul exemple : la diplomatie de l’eau peut être une des clés pour l’avenir de la région et de la Méditerranée en tant qu’objet géopolitique de premier plan. C’est l’essence même de l’économie bleue : il faut circulariser l’économie maritime.
Alors, la Méditerranée va-t-elle passer l’année, pour reprendre le titre d’un des débats du Forum de Bizerte ?
C’est un écosystème en voie de dégradation. Et la phase ultime de la dégradation, c’est la disparition. Face à cette mort lente (on prend trop aux océans, on y rejette trop), il est encore possible de reconstruire l’écosystème marin et de le préserver, notamment en investissant dans les actions de réhabilitation des fonds marins. La bonne nouvelle, c’est que la mer est vivante et que le vivant se régénère quand les conditions sont là. D’autant plus que les hommes peuvent beaucoup y contribuer.
Les océans sont la septième économie mondiale, les trois quarts des grandes métropoles mondiales de demain seront des ports. Les opportunités sont considérables et seule une mobilisation de toutes les parties prenantes à commencer par les acteurs territoriaux sur les quatre défis que sont l’environnement, l’économie, la géopolitique et les sciences, inversera la dynamique actuelle de dégradation des océans et des mers.
Il y a urgence. Comme me le disait le président chilien, Sebastián Piñera,lors d’une réunion de la Coalition Antartica 20 / 20 visant à créer des zones marines protégées autour du continent antarctique: « pour ce qui est de la mer et des océans, nous sommes la première génération à prendre conscience de la catastrophe qui nous guette et la dernière à pouvoir l’empêcher ».
A Monaco ce week-end, le GIEC dévoilera son rapport océans. Il est alarmant ! Heureusement les océans, la mer ont enfin fait irruption dans l’agenda des grands débats internationaux. Il était temps !
La Tunisie aura un nouveau président de la République dans quelques semaines. Quel serait votre message au futur chef d’Etat tunisien ?
La Tunisie doit réussir son pari démocratique, et pour cela, relever le défi social. Pour réparer le pays, relancer l’économie et donner de l’espoir aux jeunes, la Tunisie doit et peut investir dans la mer. C’est son avantage compétitif différentiel majeur. Siles libertés civiles, sociétales et économiques se développent, les investissements maritimes prospèreront.
La Tunisie est certainement l’un des pays les plus centraux – sinon le plus central ! – de la rive méridionale de la Méditerranée.
Propos recueillis par Michel Taube et Sofia Farhat